La Prêtresse Noire
Mais tous ces questionnements furent bientôt rangés dans un coin de leurs esprits. Ils venaient d'arriver dans la cuisine, assez grande pour pouvoir permettre à la dizaine de membre permanent que comptait le temple de manger sans être gênés, et pouvant accueillir un petit groupe de pèlerins. De bonnes odeurs flottaient dans les airs et elles purent remarquer qu'Hal s'était proposé pour aider en cuisine, s'agitant à droite et à gauche pour surveiller la marmite de soupe qui cuisait tranquillement et préparer quelques petits encas. Ellie avait pris place sur les genoux de Daran, qui s'était installé à la table la plus proche du mur, contre lequel il s'était adossé. Ianna chercha Key du regard, mais il n'était pas là.

- Vous avez pu vous installer sans soucis ? demanda le maître en s'approchant de son frère.

- Sans problèmes. C'est encore mieux qu'avant. Vous allez bien, vous deux ? fit-il en tournant la tête vers Ianna et Rivka.

Elles acquiescèrent et s'installèrent autour de la table, ainsi que Darance. Hal, qui les avait repérés, arriva quelques minutes plus tard avec des bols de soupe, promettant que ce qui allait suivre allait être tout aussi délicieux.

- Et Key ? Il compte arriver, à un moment ou à un autre ? lança Ellie.

- Lève-toi, je vais aller le chercher, grommela Daran, visiblement mécontent.

La jeune fille ne se le fit pas répéter deux fois et bondit des genoux de l'homme, pour se réinstaller ensuite sur sa chaise une fois que celui-ci fut parti. Ianna fronça les sourcils, soucieuse. Daran avait beau être assez grincheux, elle n'avait jamais vu un tel éclat dans son regard. Il était en colère.

- Tu ferais bien de manger pendant que c'est encore chaud, plutôt que de te soucier des humeurs de notre ours favori, dit Hal en prenant son propre bol à deux mains pour en boire la soupe.

- Je voudrais bien comprendre, tout de même ...

- Il s'expliquera quand il reviendra, intervint Darance, la cuillère à la main. Surtout si vous lui posez la question.

Elle n'eut pas à attendre longtemps, savourant le potage. Daran réapparu au bout d'une dizaine minutes, tenant Key par le bras, et il le força à s'installer avec eux autour de la table, avant d'aller se chercher une chaise. Le jeune homme essayait d'éviter les regards, le visage baissé, extrêmement gêné. Le maître contempla un instant son frère avant de soupirer, finit son bol de soupe et le reposa sur la table.

- Je crois qu'il y a des choses qu'on va devoir se dire, l'ours.

- Dans tes rêves, gronda-t-il.

- Oui, bien entendu, bien entendu. Et autour d'un bon verre, cela pourrait se faire, hm ?

Il leva les yeux au ciel, mais il se détendit légèrement.

- On peut savoir ce qu'il se passe, en tout cas ? lança Ianna en soupirant. Sans vouloir t'offenser, Daran, j'aimerai comprendre ce qui t'as ... autant énervé. Nous allons passé un sacré paquet de temps ensemble et franchement, j'aimerai autant éviter de te mettre en colère pour avoir été en retard à un repas.

Il secoua la tête avant se prendre une cuillerée de potage. Il fallut que Ianna, le fixant du regard, pour qu'il daigne enfin s'expliquer.

- Ce n'est pas ... le retard de Key, qui m'a mis en colère. C'est son ... manque de respect, finit-il par dire. Je n'en dirais pas plus pour ne pas le gêner plus qu'il ne l'est déjà. Je m'excuse pour cet éclat.

- Pas besoin, fit-elle en haussant les épaules. Hal, et la suite du repas qui a été promise ?

Le léger sourire qui releva les lèvres de la jeune femme le fit se lever aussitôt pour aller chercher les mets promis. Même si elle s'était habituée à eux, il avait été difficile de la faire sourire, sauf si l'on s'appelait Rivka. Au bout de pratiquement une semaine, c'était pour lui une véritable bénédiction : il appréciait vraiment la jeune femme et se désolait de la sentir parfois peu à l'aise en leur présence. Il revint avec un plateau de friands fourrés à la viande, qui sortaient à peine du four. Ils se servirent tous avec appétit, à l'exception de Key, qui s'excusa, prétextant un malaise passager. Le regard que lui lancèrent Ellie et Daran fut sans équivoque, mais ils ne dirent rien et profitèrent du repas, félicitant au passage le cuisinier qui était ravi de ce qu'il avait fait. Quand il ne resta plus rien et que Ianna étouffa un bâillement, Ellie se leva précipitamment, comme à son habitude, lui proposant, ainsi qu'à Rivka, d'aller les mener vers leur future chambre, ce qu'elles acceptèrent sans plus de cérémonies. Les deux frères se retirèrent ensuite dans la chambre du maître, bien décidé à se parler de tout ce qu'ils n'avaient pas pu se dire autour d'un bon verre, et Hal resta en compagnie de Key, qui, dès l'instant où Daran était parti, avait bien mal tenté de cacher les larmes qui menaçaient de couler. Le mage tenta bien de le consoler, néanmoins, il savait bien que cela n'allait pas être aussi simple que cela ...




Darance s'étira et s'installa dans un des fauteuils du petit salon attenant à sa chambre, invitant de la main son frère à faire de même. Il avait servi deux verres d'un bon vin, une bouteille qu'il avait réservée à ce genre d'occasion : revoir son jumeau faisait parti des rencontres importantes à ses yeux.

- Alors, qu'est-ce qu'il a, ce jeune homme, pour que tu te mettes dans cet état, mon cher frère ?

Daran soupira avant de savourer une gorgée de l'alcool, lentement, prenant son temps. Car il souhaitait formuler au mieux ce qu'il avait à dire. Son jumeau était, certes, la personne qui le comprenait le mieux au monde, seulement il préférait tenter de traduire sa pensée sans avoir à bafouiller ni à se répéter, comme cela pouvait parfois être le cas.

- Key est ... amoureux de moi.

- Mais ce n'est pas le problème principal, je me trompe ?

- Tu sais bien que sur ce genre de sujets, tu ne te trompe pas, soupira-t-il en croisant les mains sur ses genoux. Il refuse de dire la vérité sur lui-même. Il pense que sourire effacera tout.

- Ce n'est pas si grave, non ?

- As-tu déjà tenté de faire confiance à quelqu'un qui porte en permanence un masque ? Pire : d'aimer quelqu'un que tu sais ne pas connaître ?

- Tu n'es pas le mieux placé pour dire quoi que ce soit à ce sujet, je te rappelle.

Daran laissa un pauvre sourire se dessiner sur ses lèvres. Son frère savait tout de lui, après tout. C'était bien normal. Cela faisait toujours mal de se souvenir d'un tel échec, d'une relation aussi catastrophique que celle qu'il avait vécu plusieurs années auparavant. Une relation composée d'illusions et de mensonges. Il n'y avait rien eu de plus.

- C'est pour cela que je refuse de répéter cette erreur.

- Tu as au moins appris cela, vieux grincheux, fit Darance avec un sourire amusé.

Ils se turent un long moment, laissant le silence songeur s'installer. Le maître comprenait mieux pourquoi son frère s'était emporté aussi vite, même s'il n'avait pas évoqué encore en quoi Key avait manqué de respect à qui que ce soit avec son retard. Le jeune homme lui avait paru étrange, mais il n'arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui lui avait fait penser cela.

- Il ment en permanence, sur ce qu'il est, sur ce qu'il a été ... Ce qui m'ennuie, c'est qu'en plus, il n'arrive pas à se fixer de limites.

- Parce que toi, tu t'en fixes ?

- Je suis sérieux, Darance. Key ... n'arrive pas à savoir quand il faut qu'il s'arrête. Que ce soit quand je dois l'empêcher de fouiller dans mes affaires que lui faire comprendre que je refuse qu'il tente de m'embrasser.

- Encore heureux pour toi qu'il ne le fasse pas en public, je suppose ?

Le léger rire du maître fit soupirer son frère. Malheureusement pour lui, si Key avait pu comprendre qu'il refusait ce genre d'effusions sentimentales en public, alors qu'il lui avait clairement dit qu'il ne voulait pas s'engager dans une relation avec lui, il aurait certainement moins eu de problèmes.

- J'ai du le menacer très sérieusement pour qu'il ne le fasse plus.

- Pauvre de toi, mon très cher frère, pauvre de toi.

- Tu pourrais te passer du ton apitoyé, cela pourrait te rendre plus crédible.

- Ah, désolé, ma vocation n'a pas été acteur. Je pense que ce sujet-ci n'a plus grand-chose de neuf, à présent ? fit Darance avec un sourire. Parce que, et c'est dommage, je suis incapable de te conseiller à ce sujet. C'est toi le spécialiste.

- Tu parles, oui, il faut dire que quand on voit comment tu mènes de ta vie sentimentale inexistante ...

- J'entretiens l'ermitage sentimental comme unique ligne de conduite !

Ils laissèrent échapper un rire commun, et Darance resservit du vin à son frère. La discussion dériva, tranquillement, laissant finalement le sujet de Key dériver bien loin de leurs esprits. Ils étaient de nouveau ensemble, et avaient beaucoup de choses à se raconter l'un à l'autre. Ces soirées là étaient trop précieuses pour être gâchées par le récit des aventures sentimentales malheureuses auxquelles Daran se retrouvait confronté. Alors ils laissèrent le sujet s'éloigner, pour revenir vers des discussions parfois plus sérieuses, parfois plus farfelues, en profitant simplement d'être l'un avec l'autre.




Elle a froid. Ce n'est pas normal – elle ne devrait pas sentir le froid ainsi. Elle sent le sol de pierre, dur et rêche, sous ses pieds. Il fait sombre, trop sombre, et pourtant elle peut percevoir un mouvement dans la pièce exiguë dans laquelle elle se trouve.

- Vous ... devriez partir. Ce n'est pas ... sain, pour vous ... ici.

Elle sursaute. Elle reconnaît cette voix, elle reconnaît, elle ... Et pourtant elle est si rauque, si fatiguée, cette voix. Ses yeux s'habituent peu à peu aux ténèbres envahissantes, et elle le voit. Elle le reconnaît à sa cicatrice. Chaï. Enchainé au mur de ce qu'elle comprend désormais être une prison. Il sourit, pourtant, mais c'est un sourire las, épuisé.

- Vous vous ... déplacez bien. Mais vous devez partir. Elle ne ... Elle ne doit pas vous ... sentir.

Elle n'arrive pas à comprendre pourquoi, soudainement, il s'inquiète de son état. Mais elle obéit. Elle sent les brumes du sommeil reprendre possession de son esprit. Et elle disparaît, laissant le guerrier seul face au silence.