La Prêtresse Noire
Quand Ianna se réveilla, elle était seule dans la chambre. Elle se sentait encore un peu engourdie, mais il fallait qu'elle se lève. Elle ne s'était même pas rendue compte qu'elle s'était endormie hier soir ... Il fallait qu'elle trouve la démone. Elle devait lui parler. Et puis ... il y avait encore le reste du groupe. Elle était inquiète. Certes, elle avait vu Chaï durant son sommeil, mais qui savait ce qui pouvait leur être arrivé entre temps ? Tirer le tarot était probablement le plus sage.

Elle s'habilla rapidement de son pantalon et d'un débardeur, prit son tarot dans son sac et sorti pour rejoindre les cuisines. Elle avait faim et lire le tarot le ventre vide n'était pas une excellente idée selon elle. Les couloirs étaient silencieux et sous ses pieds les planches craquaient légèrement.

Cless l'accueillit avec un sourire quand elle entra dans la cantine commune, où mangeaient quelques membres de la White Orchid, et lui servit un bol. Elle le remercia et s'assit à la table la plus proche, posant ses cartes à côté de son petit-déjeuner.

- Dis-moi, Cless, tu n'aurais pas vu Rivka ? Ou Ellie, même ?

- Ellie vient de partir il y a, quoi, cinq minutes, je dirais ? Elle est partie s'entrainer. Rivka ...

Il tira une chaise et s'assit, l'air pensif.

- Non, je ne l'ai pas vue.

Ianna hocha la tête avant d'engloutir son repas. Ce n'était pas tellement surprenant, en fait. La démone n'avait pas l'air du genre à chercher de la compagnie si elle n'était pas bien ou si elle avait besoin de temps pour réfléchir. Il fallait de toute façon qu'elle la trouve avant d'aller voir maître Winde.

- Il y a un problème ? demanda le membre de la White Orchid en pointant le tarot.

- Rien de grave. Enfin, j'espère, soupira-t-elle en se saisissant de ses cartes.

Elle prit une profonde inspiration. Son esprit était agité, elle avait beaucoup à penser, mais il fallait qu'elle se concentre. Il fallait qu'elle prenne le temps de se focaliser sur le chemin à suivre.

Elle tira trois cartes et retourna le paquet pour regarder la coupe. La Force. Elle hocha la tête pour elle même, sentant un poids se retirer de ses épaules. Il fallait avoir confiance. Ils avaient ... beaucoup d'évènements à vivre, d'épreuves à affronter, mais ils devaient avoir confiance en eux-même. Elle devait avoir confiance en elle-même. Elle retourna les cartes restantes, sous l'œil attentif de Cless, plutôt intrigué. La Reine de Pentacles. Le Jugement. Et le Sept de Bâtons, retourné, son monde sens dessus-dessous. Elle frissonna.

- Un problème ?

- Peut-être ... Peut-être pas, répondit-elle aussitôt en secouant la tête. Ca en sera un si nous ne sommes pas prêts, je suppose.

Il tendit la main vers les cartes, un peu hésitant, avant de lui demander l'autorisation d'en prendre une. Elle acquiesça et il se saisit de la Reine, l'air pensif.

- Il y a quelque chose d'Allka ...

- Allka ? Je sais, je sais, je devrais apprendre par cœur les Dieux, on ne m'y reprendrai plus, fit Ianna en levant les yeux au ciel.

- La Déesse de la Vie. C'est la Déesse tutélaire de la Nachtschierling, ajouta-t-il avec un sourire.

Elle fronça les sourcils, laissa ses doigts se balader le long de la table en bois. Malgré le bruissement des voix et de la vaisselle, des vêtements, elle sentait quelque chose. Une de ces intuitions farouches, difficiles à approcher, qu'elle ne sentait habituellement que dans le silence le plus profond. Une évocation ... Une image floue, au coin de son regard, et l'odeur du jasmin, comme dans un rêve.

Elle ferma les yeux. Ses doigts effleuraient le carton des cartes dont elle connaissait par cœur les traits à force de les étudier. Il y avait là la suite de leur histoire. Les mots que tissaient dans le monde les Écrivaines.

- Il fallait que ce soit ...

Elle rouvrit les yeux, brusquement. L'instant avait disparu, s'était envolé, mais restait en elle le souvenir. Cless, en silence, la regardait et elle lui sourit, peut-être un peu tristement.

- Lean ... il manquait de confiance.

- Sans vouloir paraître ... Enfin ... Je ne comprends pas bien le rapport, là.

Elle reprit les cartes et les aligna de façon à ce qu'elles fassent face au membre de la White Orchid. Elle lui indiqua d'abord la Force, la jeune femme vêtue de blanc domptant le lion féroce.

- Cette arcane ... Notre plus grande force, c'est notre confiance. Grâce à notre confiance, nous pouvons apprivoiser nos peurs, nos doutes, nous jeter à corps perdu dans un projet.

- Et le rapport avec le Prêtre Noir ?

Elle fit une pause. Elle avait le sentiment que ce qu'elle venait de comprendre, cet éclat furtif, était important, et pourtant, quelque chose la dérangeait. Elle ne voulait pas apparaître comme jugeant un homme qu'elle respectait. Les fautes ? La peur ? Tout le monde les vivait. Elle-même les vivait. Et s'il avait reculé, c'est que ce n'était pas le moment, peut-être. Un instant trop tôt, un instant trop tard ... Le destin ne s'écrit que sur l'instant parfait.

- Il n'a pas osé faire ... faire ... je ne sais pas exactement ce qu'il n'a pas osé faire, finit-elle par dire. Seulement, seulement ...

- Seulement toi, tu devras le faire, n'est-ce pas ?

Elle cilla. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il prononce ces mots en souriant, l'air compréhensif. Comme s'il n'y avait rien ... rien de surprenant.

- C'est ... oui, c'est ça, ajouta-t-elle d'une petite voix. Et ... Enfin, je sais pas si je serai vraiment ... à la hauteur.

Elle soupira tout en prenant le soin de ranger ses cartes. Cless sourit et hocha la tête, avant de se lever et de débarrasser la table. Elle le regarda faire et se mordilla la lèvre inférieure, songeuse.

- Tu sais, tu n'es pas toute seule, dit-il. Tu ne devrais pas avoir peur. Du moins, pas de toi-même.

- Je ne suis pas sûre de bien saisir ...

- N'aie pas peur de ta propre ombre.

Elle n'eut pas le temps de lui faire remarquer que cela n'avait pas plus de sens qu'il était déjà parti pour déposer la vaisselle à côté des bacs d'eau. Les gens ne lui facilitaient vraiment pas la tâche, en restant aussi sibyllin. Sa propre ombre, n'est-ce pas ? Elle s'adossa à la chaise, et laissa son regard se promener à travers la salle. Quelques groupes s'étaient formés autour des tables, discutant, supposait-elle, de ce qui était arrivé la veille. On lui lançait parfois un coup d'œil ou deux, mais personne n'avait osé venir la voir, à l'exception de Cless, qui naviguait entre les groupes avec le sourire. Il ne s'arrêtait pas plus de quelques minutes avant de repartir, prenant les bols et les couverts, laissant s'échapper quelques mots, sans plus.

Elle finit par se lever. Elle avait beau avoir le sentiment diffus qu'il y avait un elle-ne-savait-trop-quoi chez lui qu'il ne voulait pas révéler, elle ne pouvait pas se permettre de continuer à l'observer plus longtemps. Il fallait qu'elle trouve Rivka, puis Ellie, avant d'aller voir maître Winde. Et ... elle ne savait absolument pas où la démone pouvait être. Elle voulait être seule et au calme, dans un endroit où, de préférence, personne ne viendrait la déranger.

Soudain, elle sut. A l'évidence, il n'y avait, dans le temple, qu'un seul lieu qui pouvait convenir au besoin de solitude de Rivka. Tout le bâtiment était sans cesse traversé par les membres de l'Ordre. En revanche, le ponton menant aux marécages était un lieu déserté, la White Orchid ne s'y rendant que pour les cérémonies.

Elle s'y rendit en courant. Il faisait un peu froid, dehors, et elle n'avait pas pensé à prendre sa veste. Mais ça n'était pas important. Elle pouvait voir Rivka assise en tailleur au bord du ponton. Elle ralentit un peu, frissonnant sous la caresse du vent, et s'avança vers la démone.

- Besoin de réfléchir ?

Elle se retourna vers Ianna, surprise, et fronça les sourcils en voyant dans quelle tenue la jeune femme était sortie. Elle se releva, épousseta son pantalon et la prit par le bras, pour qu'elles rentrent dans le temple, mais Ianna se dégagea doucement en secouant la tête.

- Ça va, je ne vais pas mourir. Ce n'est pas la fin du monde, d'avoir froid, hein !

- Tu ferais bien de ne pas tomber malade.

Ianna secoua la main pour écarter les reproches de Rivka, qui croisa les bras sur sa poitrine, embêtée de voir la jeune femme dans cette tenue.

- Tu n'as qu'à me passer de quoi me couvrir, si cela t'inquiète tant que ça, mais étant donné que nous sommes dans le seul endroit au calme du temple, je suppose que tu préfères que nous parlions ici.

- Je ne vois pas ... pas de quoi tu veux discuter, marmonna la démone en détournant le regard.

- De toi, de moi, de ce que je voulais te dire hier soir avant que tu ne partes et que je m'endormes.

Rivka fit la moue et décrocha le châle qui était attaché sur ses hanches. Elle le tendit à Ianna, qui le mit sur ses épaules avec un certain bonheur : non seulement elle n'avait plus froid, mais l'épaisse étoffe portait l'odeur de la démone. Démone qui se sentait plutôt mal à l'aise et cela se voyait. Ses pensées défilaient à toute vitesse dans son esprit et elle n'arrivait pas à les stopper, elle n'arrivait pas à prendre le temps de les comprendre clairement. Tout ce qu'elle sentait, c'était un sentiment d'urgence, de honte, ce sentiment maladif d'avoir été saisie en faute.

Ianna tendit la main et la posa sur son épaule, avant de se rapprocher avec un sourire.

- Il n'y a pas à t'inquiéter, enfin. Il n'y a pas de mal.

- Je ne vois pas ce que ...

- Ton regard. Tu as l'impression d'avoir fait une faute, je me trompe ?

Elle détourna les yeux. Elle était en faute, oui. On lui avait ordonné de protéger Ianna, pas de ... Elle sursauta quand elle sentit la jeune femme la prendre dans ses bras, la tête posée sur son épaule. Elle l'enlaça, sans un mot, fermant les yeux.

Elle ne devrait pas avoir l'impression que cet instant ... que cet instant précis, unique, se déroulait parfaitement comme il le devait. Elle déglutit péniblement. Elle ne devrait pas se sentir ... en paix, alors qu'elle fautait.

- Arrête.

- Qu'est-ce que tu veux que j'arrête ? murmura-t-elle, la gorge bloquée.

- Arrête d'avoir l'impression que ce que tu ressens est mal, Rivka.

Elle secoua la tête te rouvrit les yeux, pour voir que Ianna la fixait. Une inquiétude sincère pouvait être lue dans son regard. La démone ne put résister à l'envie de jouer du bout des doigts avec les dread locks de la jeune femme, sa voix ne répondant plus à sa volonté. Elle ne savait pas quoi penser. D'un côté, il y avait ce sentiment prenant d'être en faute, de ne pas agir comme elle le devrait envers celle qu'elle devait protéger. Car l'on n'aime pas celui que l'on protège. C'était ainsi qu'elle l'avait toujours appris au fil de ses diverses missions pour les Écrivaines : tomber amoureux de celui auprès de qui l'on a été envoyé est un danger. De l'autre côté ...

- Qu'est-ce qui t'empêche ...

- Je n'ai pas envie d'en parler, Ianna.

- Et donc ce que je ressens, moi, ça ne compte pas ? répondit aussitôt la jeune femme en faisant la moue.

La démone bafouilla, gênée et légèrement rouge. Elle n'avait pas pensé une seule seconde à ce que pouvait ressentir Ianna, c'est vrai. Elle se rendit compte qu'elle avait ... qu'elle avait aussitôt pensé que la jeune femme ne pouvait pas s'intéresser à elle. Certes, elles s'étaient rapidement bien entendu et Ianna lui avait fait très rapidement confiance, alors qu'elle était plutôt difficile à aborder, elle avait pu le remarquer, mais tout de même ! Ce n'était pas comme si c'était évident pour elle. Et encore moins comme si c'était ... simple.

- Rivka ? Tu m'écoutes au moins ? Vu ta tête, on dirait que tu t'attends à être foudroyée sur place, sincèrement.

- Je suis désolée ...

- Désolée de quoi ? D'être amoureuse ? Première nouvelle, il faudrait maintenant s'en excuser !

La démone sourit avec un petit rire gêné. Ianna était vraiment surprenante. Trouver cela aussi facile, aussi ... simple ?

La jeune femme recula d'un pas et elle la laissa aller. Elle la contempla des pieds à la tête, avant de secouer la tête d'un air amusé et en resserrant autour d'elle le châle.

- Tu es ... enfin, ça devrait être moi qui aurait du réagir comme ça ! Pas toi.

- De quoi est-ce que tu veux parler ?

- C'est moi, l'inadaptée sociale, jusqu'à preuve du contraire, non ? dit-elle en riant.

La démone ne put s'empêcher de sourire. « Inadaptée sociale » ? Enfin, tout de même ! C'est vrai que Ianna avait du mal avec la plupart des gens. Elle s'en était bien rendue compte. Les premiers jours avec le reste de l'escorte avaient été difficiles. Elle était souvent mal à l'aise autour des membres des différents ordres, et encore plus avec les Maîtres, même si cela commençait à s'arranger peu à peu. Alors ... La voir aussi à l'aise autour d'elle, c'est vrai que cela avait de quoi surprendre.

- Alors ... Rivka ? Détend toi un peu.

Elle posa ses mains sur les épaules de sa protectrice et la força à se pencher légèrement vers elle.

- Ianna, tu ne crois pas que ...

La jeune femme lui coupa la parole en l'embrassant chastement, avant de s'éloigner de quelques pas.

- C'est vrai, ce n'est pas exactement le moment. Mais il y a-t-il vraiment un moment pour une déclaration ?

- Je ... Je suppose que non, marmonna-t-elle en rougissant.

Ianna la prit par la main avec un sourire et elles repartirent vers le temple. Il y avait encore beaucoup à faire, c'est vrai. Elles devaient trouver Ellie avant d'aller voir maître Winde et d'entrer en contact avec le reste de l'escorte. Néanmoins, elle se sentait apaisée. Il y aurait encore des complications, des difficultés, elle le savait. Mais elle ne serait pas seule, elle ne serait jamais seule. Car elle comprenait enfin ce que voulait dire la bénédiction d'Ehne. Elle comprenait et elle s'en rejouissait.