La Prêtresse Noire
- Et c'est ainsi que l'on peut dire que le héros du poème épique est un archétype qui n'évolue pas comme le fait un personnage de roman.

Le bruit monta dans la salle. Chuchotements, cahiers que l'on referme, trousses que l'on range, il n'y avait presque plus personne pour prêter attention à ce que l'enseignant était en train de dire. Personne ? Oh, si. Il y avait bien la jeune femme assise au premier rang, qui continuait de studieusement prendre des notes. Difficile de ne pas la repérer : c'était bien l'une des seules à encore écouter. Elle n'était pas très grande. Et avec sa masse de cheveux châtains aux reflets dorés coiffés en dreadlocks et retenus par un bandeau noir, sa veste de sport un peu trop grande pour elle, à la manche décorée d'arabesque compliquée, son pantalon troué, son débardeur gris et ses bottes en cuir, elle aurait presque pu passer pour une de ces étudiantes habituelles, comme il est possible d'en croiser chaque jour au détour du campus, tranquilles et ouvertes. Ce ne fut que lorsque le professeur leur annonça qu'il avait fini son cours qu'elle referma le capuchon de son stylo et qu'elle rangea ses affaires dans son sac.

Elle sortit du grand amphithéâtre après tout le monde. Il était midi et tous les étudiants se précipitaient vers le restaurant universitaire, certains en riant, d'autres en courant, pressés de manger après leurs cours de la matinée. Elle, elle préférait s'installer sur une des pelouses qui longeaient les bâtiments, pour pouvoir dévorer son sandwich en paix. S'enfermer dans une cantine surpeuplée, batailler pour trouver une place libre et dévorer un repas en moins de temps qu'il en faut pour dire « ouf » ne faisait pas partie de sa conception d'un midi tranquille. Ici, assise dans l'herbe, elle pouvait profiter tout à la fois du beau temps et du calme.

Pour être tout à fait sincère, l'arrivée impromptue d'une jeune femme ne faisait pas non plus partie de sa conception d'un repas en paix. Surtout d'une énergumène aussi peu à l'aise dans l'environnement étrange que peut se révéler être une fac que celle qui venait de faire son apparition. Avec sa masse de cheveux rouges, ondulant jusqu'à ses épaules, son masque dessinant des spirales aux coins de ses yeux et ce corset de cuir, elle avait peu de chance d'être une de ses camarades de licence.

- Hm, mademoiselle ... ?

- Vous ne voyez pas que je mange, par hasard ? grommela la concernée.

- Vous m'en voyez désolée, mais vous êtes la seule personne encore présente ici à qui je puisse poser la question. Connaissez-vous une certaine Ianna Delsaux, par hasard ?

Elle reposa son sandwich sur ses genoux, faisant la moue.

- Qu'est-ce que vous me voulez ? Et vous êtes qui, d'ailleurs ?

La femme eu l'air visiblement ravie de ce que Ianna venait de lui annoncer, au plus grand regret de cette dernière. Elle s'assit à côté d'elle, s'installant en tailleur, souriant de toutes ses dents. Elle se présenta : Rivka Crescent, avait-elle dit avec une pointe d'amusement dans la voix, avant de lui annoncer que cela faisait plusieurs semaines qu'elle la cherchait. Plusieurs semaines qu'elle parcourait le territoire pour pouvoir la rencontrer. L'étudiante la regarda d'un air sceptique. D'où pouvait venir cette folle, qui était capable, selon ses dires, de traverser une grande partie de la France, tout ça pour la retrouver, elle ? Cela n'avait strictement aucun sens.

- Mon maître m'a envoyé pour ...

- Votre « maître » ? Envoyez lui mes respects et foutez moi la paix, grogna-t-elle en reprenant son repas. Alors maintenant, au revoir.

- Sans vouloir vous offenser, je crois que vous n'avez pas le choix, Ianna.

Le sourire qu'elle arborait, pourtant calme et plaisant en façade, fit légèrement frissonner la jeune femme. Il n'y avait rien de bon là-dedans, elle le sentait, et cherchait frénétiquement un moyen d'échapper à cette situation. Mais rien ne lui venait à l'esprit. Rivka – était-ce bien son nom ? - posa une main sur son genou, son expression s'adoucissant de façon presque imperceptible.

- Je sais que ce n'est pas forcément facile de recevoir ce genre de messages ...

- Vous ne m'avez rien dit. Vous connaissez mon nom, et ?

- Et ? Nous avons besoin de vous.

Cette fois, s'en était trop. Ianna se dégagea et se releva, prenant ses affaires et son repas, lançant un regard noir à la rousse. Celle-ci fit de même et posa ses mains sur ses hanches, visiblement intriguée par une telle réaction. Elle ne s'attendait pas à cela. Certes, le Prêtre l'avait prévenue : les choses ne seraient peut-être pas aussi faciles qu'elle pouvait l'espérer. Si elle s'était préparée à affronter quelques difficultés, surtout pour pouvoir repérer la jeune femme, elle se sentait désarmée face à une telle situation.

Quand elle remarqua que Ianna commençait à s'éloigner, elle se précipita pour la suivre, avec un soupir. Maintenant qu'elle l'avait repérée, les évènements risquaient de s'accélérer et kes risques augmentaient, de minutes en minutes. L'étudiante s'arrêta net quand Rivka arriva à son niveau et se retourna vers elle, les bras croisés, les lèvres pincées. Elle ne se sentait pas d'humeur clémente. Surtout pas avec quelqu'un qui lui gâchait son repas et le calme qu'elle avait bien du mal à trouver.

- Je ne peux pas vous quitter, argumenta la femme avec un sourire désolé.

- Oh que si. Et vous allez le faire. Maintenant.

- Je ne peux pas.

Ianna se pencha légèrement vers elle, les yeux lançant des éclairs. Elle n'avait jamais été patiente, mais cette femme réussissait l'exploit de l'énerver plus rapidement que quiconque sur cette terre. Et même si cette adorable bouille aurait pu se révéler désarmante, son irritation avait gagné la bataille.

- Je n'ai pas le choix, Ianna.

- Tout le monde à le choix : alors barrez-vous.

- Les choses ne sont pas aussi simples que cela, et vous le savez parfaitement. Vous lisez parfaitement les arcanes. Et votre intuition ...

L'étudiante la regarda, bouche bée. Ce genre de choses, presque personne n'était au courant. Et ce « presque personne » signifiait en réalité sa famille proche. Elle ne parlait pas de ses pratiques personnelles, et encore moins de ces intuitions soudaines et puissantes qui la saisissait parfois. Comment aurait-elle pu savoir ? Comment aurait-elle pu découvrir ... cela ?

Mais elle revint bientôt à la raison. Cela pouvait être une simple tentative. Un coup de bluff qui ne l'aurait pas aussi facilement. Même si, même, dans son cœur, le doute se faisait lancinant, cherchant à convaincre l'esprit.

- Nous avons besoin de vous.

- J'ai cours. Au revoir.

Les mots s'étaient précipités dans sa bouche et elle s'en alla, tournant les talons, courant presque pour échapper à cette femme qui la perturbait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre. Son pragmatisme refusait d'admettre les évènements qui venaient d'arriver. Elle pouvait avoir fait des recherches sur elle avant de l'aborder, interroger ses camarades, voire même sa famille. Elle ne pouvait pas savoir et elle se disait qu'il valait mieux ne pas vouloir en savoir plus. Mais au fond d'elle-même, elle était plus qu'intriguée. Elle se précipita a travers les couloirs et les escaliers pour enfin pouvoir atteindre sa salle de travaux dirigés. La porte venait à peine de s'ouvrir et les étudiants commençaient à s'installer. Elle en fit de même, choisissant une table au premier rang et sortant toutes les affaires nécessaires à son travail.

La rumeur tranquille des cours, l'attention portée à la langue latine lui permit d'éloigner les pensées qui obscurcissait son esprit. Cette rencontre n'était plus qu'un souvenir, relégué dans un coin de sa mémoire par les auteurs latins et leurs textes.




Le bruissement des ailes. Dans un silence presque parfait, il brise le calme et la volupté de l'instant. Un aigle, puissant, magnifique, se pose à côté d'elle. Il n'y a plus rien – rien d'autre qu'elle et cet oiseau majestueux. Elle sent quelque chose, qui remonte en elle, qui cherche à se rappeler à son esprit. Elle le sent, comme un souvenir oublié qui revient peu à peu, dont les contours flous se tracent dans son esprit. Mais ils lui échappent, aussi sûrement qu'une anguille, et elle est incapable de le poursuivre.

Plus rien.

Le vide.

Et l'aigle disparaît, dans le silence le plus complet.




- Ianna, tout va bien ?

Elle sursauta, surprise d'entendre une voix à côté d'elle. C'était une de ses camarades de classe, une fille plutôt tranquille avec qui elle travaillait de temps en temps qui venait de lui parler. Elle était sortie pendant la pause pour pouvoir se prendre un café et ... Elle secoua la tête avec un léger grognement désolé.

- Le cours va reprendre, tu devrais venir.

Elle hocha la tête et se saisit du gobelet de café auquel elle avait à peine toucher, avant de suivre sa camarade et de se réinstaller à sa table de cours.

Il lui arrivait rarement d'être saisie de telle ... choses en dehors de ses séances particulières. La vision qui était apparue devant ses yeux l'empêchait de se concentrer sur son cours. Que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait pas chercher à en démêler le sens, pas maintenant. Ce n'était pas le bon moment. Et pourtant, l'idée revenait sans cesse. L'image de l'aigle se déployait à travers ses souvenirs, magnifique, impressionnant, et s'imposait à son esprit. Elle tentait d'écrire, de suivre ce qui se passait autour d'elle, seulement elle en était incapable.

Quand l'heure se finit enfin, elle avait à peine écrit et encore moins suivi le cours. Exceptionnellement, elle fut pratiquement l'une des premières à sortir de la salle, se précipitant, pressée de pouvoir rentrer chez elle. Elle avait trop de choses à penser. Il fallait qu'elle les mette au clair.




Elle n'en pouvait plus. Elle était épuisée, physiquement, moralement, et elle tentait de le laisser paraître le moins possible. Mais face à lui, il était difficile de cacher quoi que ce soit.

- Tu m'as l'air fatiguée.

- Ce n'est rien. Une bonne nuit de sommeil et j'irais mieux.

- Tu penses que tout ira bien, Rivka ?

Installée devant un miroir qui reflétait le visage d'un homme âgé, dont les longs cheveux gris étaient tressés et reposaient sur son épaule, la jeune femme hausse les épaules d'un air indécis. Elle n'avait pas pu rester avec sa protégée et n'avait pas réussie à la suivre. Elle était donc revenue dans sa chambre d'hôtel, dépouillée en dehors de son lit et d'une chaise sur laquelle était posé son sac de voyage, et d'où elle avait contacté son maître pour lui demander conseil.

- Tu devrais faire attention. Ils sont ... énervés.

- Devrais-je repartir maintenant ?

- Ce serait plus prudent. Je te recontactes dès que possible. Il faut que tu la convaincs.

Elle hocha la tête et se releva. Tant pis pour sa nuit de sommeil. Elle s'inclina face au miroir, et la réflexion du vieil homme s'effaça pour laisser place à la sienne. Il fallait qu'elle se prépare. Elle se saisit de son sac et en sorti une dague à la lame courbe, gravée d'un serpent, et l'attacha à sa hanche avec son fourreau. Certes, même si cette lame était son arme de prédilection, elle n'était pas tout à fait sûre d'être bien équipée face à ce qui pouvait l'attendre.

Elle sortit sans prendre la peine de mettre un manteau. Le réceptionniste lui lança un coup d'œil intrigué, avant de reprendre la lecture de son roman. Il faisait plutôt froid, dehors, mais cela ne la gênait pas. Elle prit une grande inspiration et se concentra sur son but. Maintenant qu'elle avait pu rencontrer Ianna, elle pouvait la repérer bien plus facilement et bien plus précisément. Les traces d'énergie qu'elle laissait à travers la ville lui permettrait de la suivre.

Il fallait qu'elle fasse vite. Un mauvais pressentiment la taraudait.