La Prêtresse Noire
- Puis-je m'énerver maintenant ou devrais-je attendre ?

- Qui suis-je pour demander à la Déesse des Passions d'attendre un instant avant de laisser ses mouvements d'humeur s'exprimer dans toute leur magnifique violence ?

- Vil flatteur.

- Peut-être, peut-être ...

- Elles me fatiguent, néanmoins. Il y a tant de choses qui devraient déjà s'exprimer. Qui devraient apparaître.

- Ma femme, dois-je te rappeler que ce que tu trouves si lent est pour elles extrêmement rapide ?

- Il n'empêche.

- Alors fais-toi entendre, qui suis-je pour te l'interdire, ma chère et tendre ?




La nuit commençait à tomber lorsqu'ils s'arrêtèrent enfin pour monter le camp. Ianna n'en pouvait plus et eu bien du mal à aider le reste du groupe à dresser les tentes. Hal s'occupa du feu et du repas et elle fut bien heureuse lorsqu'elle put s'asseoir et remettre sa veste, un petit vent frais commençant à se lever. Elle était tellement fatiguée qu'elle n'eut pas la force de tirer, après le repas, et promis à Daran qu'elle le ferait le lendemain matin, ce à quoi il répondit simplement par un sourire avant de l'envoyer dans sa tente où Rivka s'était déjà retirée.

La démone ne se retourna même pas vers elle quand la jeune femme entra. Elle ne lui avait pas parlé de l'après-midi et, un peu agacée par son comportement, Ianna avait décidé d'attendre le soir pour pouvoir lui parler en toute tranquillité.

- On peut savoir ce qui ne va pas, Rivka ?

Seul un grognement lui répondit. Elle secoua la tête avec un soupir avant de forcer la démone à se retourner. Forcer était un bien grand mot, étant donné que cette dernière était bien plus forte qu'elle, mais elle réussit néanmoins à l'inciter à la regarder, plutôt qu'à lui tourner le dos, ce qui était déjà une grande victoire.

- Alors ? Tu vas me dire qu'il n'y a rien, alors que tu fais la tête depuis ce midi ?

- Est-ce que j'ai l'air d'avoir envie de te parler ?

- Étant donné que tu viens de me répondre, je dirais que oui, fit-elle avec un sourire.

La démone leva les yeux au ciel, apparemment excédée. Seulement, Ianna percevait quelque chose dans son regard, quelque chose qui lui disait qu'elle devait continuer à parler, la convaincre de s'ouvrir à elle pour pouvoir comprendre ce qui n'allait pas. Même si elle commençait à se douter de quelque chose.

- Parce que, étant donné que tu fais la tête ostensiblement, et que tu ne veux pas parler ...

- C'est bon, il n'y a rien, tu es contente ?

- Rivka ... Tu crois franchement que ça me fait plaisir de te voir tirer une tête d'enterrement, de ne pas savoir pourquoi et de ne rien pouvoir faire ?

La jeune femme observa attentivement le visage de celle qui lui faisait face. Des sentiments confus s'y peignaient et elle peinait à savoir ce qui allait finalement l'emporter : le besoin de la démone de dire ce qu'elle avait sur le cœur ou bien le silence.

- Explique-moi, s'il te plait.

- Ce n'est rien. Ce n'est pas la ...

- Si, c'est quelque chose, l'interrompit-elle en secouant la tête. Tu fais la tête, tu as l'air énervée et maussade, ce n'est pas « rien ».

La démone soupira, fermant les poings, laissant ses ongles pénétrer dans la chair tendre de ses paumes. Il fallait qu'elle se calme. Il fallait qu'elle redevienne calme et sérieuse, qu'elle retrouver la paix. Mais elle avait bien du mal ... Face à Ianna, elle se sentait si mal. Face à ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait pensé, ce ... Elle comprenait mieux l'obsédant sentiment qui l'avait torturé lors de la nuit à l'auberge. Certes, elle ne s'était pas réveillée, et elle soupçonnait bien ceux qui les dominent d'y être pour quelque chose. Mais elle avait si mal dormi ... Alors que Chaï était en train de discuter avec celle qu'elle aurait du protéger. Elle aurait dû être à ses côtés.

- Rivka ?

- Je n'ai vraiment pas envie d'en parler, d'accord ?

- Et moi je veux comprendre. Ce n'est pas une raison suffisante ? J'ai envie de savoir, parce que je n'ai pas envie que cela recommence. Je n'ai pas envie de te voir en train de faire la tête à cause de moi, et si je peux l'éviter, j'en serais ravie.

- Ce n'est pas de ta faute, alors ce n'est pas ...

- Si ce n'était pas de ma faute, Rivka, je ne sentirai pas ton amertume. Dis moi.

Elle secoua la tête, prise en faute. Elle ne savait pas quoi en penser. Elle semblait être un livre ouvert pour la jeune femme et cela la mettait d'autant plus mal à l'aise considérant ... Elle ne voulait même pas y penser. C'était bien la source de tous ses problèmes actuels, mais elle ne voulait pas y penser. Il fallait que cela se taise, que cela disparaisse dans les brumes du silence. Ce n'était rien. "Ce n'est rien". Voilà le mantra qu'elle se répétait inlassablement pour se convaincre de ce qu'elle pensait. Et cela ne marchait pas. Dérouté par le regard qui la fixait. Déroutée par les yeux noirs de celle qu'elle devait protéger. Pas de celle qu'elle ... Elle, voilà le problème, elle-même, c'était le seul et unique problème. Pas Ianna, non ! Ce n'était pas comme si la jeune femme était responsable de quoi que ce soit.

- Alors ?

- Je n'aime pas ... l'idée que les Dieux t'aient demandé de lui parler, voilà, c'est tout. On peut terminer cette conversation, maintenant ?

- Tu ne me dis pas tout. Tu le sais très bien et moi aussi.

- Ianna, franchement, cette discussion n'a pas lieu d'être.

- Elle n'aurait pas lieu d'être, pour reprendre tes mots, si, en premier lieu, cela ne t'affectais pas autant, hé ! Ce n'est pas comme si j'avais voulu que tu te mettes en colère pour ça !

- Tu n'as pas eu le choix.

- J'ai eu le choix de ne pas t'en parler directement et d'attendre, ou d'en discuter au calme avec toi. J'ai choisi la première solution et cela t'a, très visiblement, vexée. Alors quoi ? Je dois en tirer mes propres conclusions ? Si c'est le cas ...

- C'est bon, c'est bon, je ne veux même pas entendre.

- Tu as honte ?

Honte ? Oui, c'était le mot. Le mot le plus juste qu'elle aurait pu trouver. C'était honteux, comme situation. S'énerver, parce que l'on s'est sentie trahie sans raison ? N'y avait-il pas là quelque chose d'horriblement ironique ? Ianna ne lui devait rien. Elle savait que la jeune femme lui faisait confiance. Et même en sachant cela, elle trouvait à la discussion du midi un arrière-goût amer. Un arrière-goût de défaite. Elle n'avait pas voulue lui parler de la rencontre avec Chaï, probablement pour ne pas la froisser, pour ne pas se disputer avec elle, mais le seul résultat, c'est qu'elle se sentait comme ... anéantie par le manque de confiance dont Ianna ...

- Rivka, si je ne t'ai pas parlé de cette rencontre, c'est parce que je ne savais franchement pas quoi en penser moi-même, d'accord ?

- Si cela avait été ...

- Je n'en aurais pas plus parlé au reste du groupe avant que l'on évoque le sujet ce midi. Parce que ... Parce que non, je n'arrive pas à comprendre qu'un homme puisse faire changer quelqu'un comme ça. Au point de ...

- Nous ne le connaissons pas.

- Tu veux dire, Ira ? Non, en effet, mais ...

- Non. Chaï. Je croyais ... le connaître, mais ce n'est pas le cas, semble-t-il.

Ianna fut surprise par l'expression qui se dessinait peu à peu sur le visage de Rivka. Une certaine lassitude, un peu de tristesse, et en même temps ... Elle n'était pas sûre de bien comprendre ce qu'elle voyait, ce qu'elle percevait de cette expression complexe. Néanmoins, elle était persuadée d'une chose : elle préférait mille fois la démone souriante à celle qui lui faisait face.

Sans un mot, elle l'attira contre elle. Elle avait pour elle la surprise de Rivka, qui ne résista pas. Avec son peu de force physique, il fallait au moins cela pour qu'elle se laisse faire. Elle passa ses bras autour de sa taille et posa sa tête contre la sienne, avec un léger soupir de contentement. Cela, au moins, c'était agréable, quelque chose de voulu, quelque chose dont elle avait envie.

- Qu'est-ce que ... ?

- Quelque chose ne va pas, Rivka ? murmura-t-elle avec un sourire.

- Pourquoi ?

- Parce que. Parce que je n'aime pas te voir si mal. Parce que j'en ai envie. C'est un crime, peut être ?

La démone ne dit rien et se laissa finalement aller entre les bras de la jeune femme, se détendant peu à peu. Ce n'était rien, pas grand chose, un simple contact entre deux corps, un instant de tendresse, ce n'était rien comparé à la sérénité que cela lui apportait. Une sérénité dont elle avait douloureusement besoin.

Le bonheur ne tenait probablement à pas plus que cela, si elle apprenait à s'en satisfaire.




Key semblait ravi d'être enfin arrivé en vue du temple de la White Orchid, une expression que Ianna fut heureuse d'enfin voir sur le visage du jeune homme qui était particulièrement morose ces derniers temps.

Les paysages de plaine avaient, peu à peu, laissé apparaître autour d'eux de multiples marécages qu'ils avaient du traverser. Le temple se trouvait en bordure de l'un d'entre eux, particulièrement imposant. Rivka semblait assez impatiente d'arriver, visiblement mal à l'aise dans cet environnement.

- Est-ce que quelqu'un sait ce que nous allons devoir faire là-bas ou ... ?

- De même que pour l'épreuve de la Rosa Cruz, il n'y a pas de récit des autres épreuves, intervint Hal en relevant son nez de son grimoire.

Le jeune homme avait d'ailleurs impressionné Ellie quand elle avait appris qu'il avait l'habitude de lire à cheval. Il faisait confiance à sa monture pour suivre celle de la thérian sans avoir à se préoccuper de ce qu'elle faisait et, d'après lui, chaque minute gagnée pour lire quelques mots supplémentaires et en apprendre plus sur ses sorts étaient particulièrement importante.

- Donc ... Nous ne savons pas vers quoi nous allons nous diriger, en somme, conclua Ianna avec un soupir.

- C'est le jeu, s'exclama Ellie avec un grand sourire. Il est même possible qu'un de nous soit réclamé pour vous accompagner, tu imagines ?

- ... Et comment tu peux imaginer ça ?

- Parce qu'on me l'a dit, fit-elle d'un ton particulièrement amusé. On, bien entendu, n'étant pas le Prêtre Noir.

Ianna secoua la tête. Visiblement, les Dieux, ou les Écrivaines, il était difficile de savoir de qui Ellie parlait exactement, avaient la mauvaise habitude de prévenir une personne à la fois. La personne concernée, le plus souvent, peut être, mais ce n'était pas une raison. Surtout si les messages ne circulaient pas.

Ils arrivèrent enfin au devant du bâtiment, une bâtisse solide qui était bien différente du temple de la Rosa Cruz. Le temple de la White Orchid était entièrement en bois, bois par endroit sculpté de main de maître, sur lequel s'ébattait oiseaux, végétaux, animaux, une véritable faune bigarrée et fascinante. La future prêtresse, tout autant que Hal, aurait adoré pouvoir rester devant chaque bas-relief pour en profiter, pour l'étudier, pour le regarder plus attentivement, mais cela ne pouvait pas être possible : ils étaient attendus, et, déjà, le maître de l'ordre venait à leur rencontre. Une femme élancée, de grande taille, presque aussi grande que Daran, aux très longs cheveux bruns attachés en une queue de cheval dans laquelle se trouvait quelques fines tresses, voilà ce qui arriva face à eux. Maître Winde s'inclina avec un sourire, avant de les inviter à l'intérieur, après leur avoir montrer où mener leurs chevaux, et de s'excuser de l'accueil particulièrement simple.

- Ce n'est pas comme si ça allait me déranger, grommela Ianna pour elle-même.

- Si c'est le cas, alors je suis ravie, répliqua aussitôt la femme avec un léger sourire en coin. Je n'aurais pas apprécié que vous trouviez l'ordre de la White Orchid si ... désagréable.

- Ce qui aurait été désagréable, c'est de ne pas arriver en un seul morceau.

- C'est une bonne façon de voir les choses, jeune fille, en effet.

Winde sourit avant de les mener dans le hall, vide de toute présence. Elle leur expliqua qu'ils étaient actuellement occupés pour un rituel particulier qui avait lieu tous les mois et elle s'excusa une nouvelle fois du manque de personne en présence. Elle les mena à travers un couloir vers les chambres dans lesquelles ils allaient pouvoir poser leurs affaires. Des chambres qui surprirent Ianna, qui s'attendait à voir le même dépouillement ascétique ici qu'au temple de la Rosa Cruz. Les murs étaient couverts par des tentures aux couleurs chatoyantes, sur lesquelles dansaient des silhouettes noires aux membres fins, une représentation de certains esprits avec qui l'ordre était en contact, lui expliqua Hal tout en prenant des notes, fasciné. Les lits avaient l'air particulièrement confortables. Ils furent soulagés de pouvoir poser leurs paquetages, chacun prenant une chambre avec son compagnon de nuit habituel, en ayant la surprise de voir Key ne pas râler, exceptionnellement, ce qui ne déplut par au mage, heureux de se dire qu'il allait peut-être enfin passer un moment tranquille.

Quand ils furent installés, elle les invita à se restaurer, ce qu'ils acceptèrent avec joie. La cuisine du temple était beaucoup plus petite que celle de la Rosa Cruz. Ianna se demanda un instant si c'était parce qu'il y avait moins de personnes résidant dans ce temple. Ils n'avait pas croisé grand-monde, mais leur itinéraire avait été prévu par Hal et Daran pour pouvoir éviter les villages environnants, qui étaient plus nombreux et plus proches.

- Qu'est-ce que vous voudriez manger ?

- Est-ce que je peux m'en occuper ? demanda le mage avec un grand sourire. Je n'ai pas pu toucher à une vraie cuisine depuis notre séjour à la Rosa Cruz et ...

- Allez-y, allez-y, n'hésitez pas si cela peut vous faire plaisir.

Ils s'installèrent autour d'une table pendant qu'il se dirigeait vers les fourneaux, visiblement heureux.

- Est-ce que vous avez en quoi consiste l'épreuve de la White Orchid ?

- Si c'st une question piège, soupira Ianna, nous n'avons malheureusement pas la réponse. Pas même notre encyclopédie sur patte.

Winde haussa un sourcil surpris en entendant le surnom et la jeune femme lui indiqua Hal d'un vague geste de la main. Le maître sourit, un peu amusée, et posa ses mains sur la table, croisa les jambes et s'adossa un peu plus confortablement, jetant un regard circulaire sur les personnes présentes.

- Cette épreuve est une des deux épreuves dites « d'équilibre ».

- C'est à dire ? Parce que là ...

- L'épreuve passée au sein de l'ordre du Feu était une épreuve spirituelle à la rencontre des Dieux. L'épreuve que vous passerez à la Nachtschierling sera une épreuve physique pour que vous fassiez preuve de vos compétences. Ici, ainsi qu'au Lys, l'ordre de l'Air, vous allez devoir apprendre à équilibrer le spirituel et le matériel lors de vos épreuves.

- Ce n'est pas très ...

- ... clair, finit Rivka avec un soupir. Ce n'est pas comme si nous connaissions tout.

- La protectrice de notre demoiselle, je suppose ?, demanda le maître avec un sourire.

La démone haussa les épaules avec un rictus, avant de confirmer. Elle prenait peut-être très à cœur son rôle, mais cela la mettait un peu mal à l'aise d'être nommée ainsi par celle qui dirigeait la White Orchid. Cela devenait un peu trop ... officiel. Cela l'était déjà, à cause des Dieux, c'était évident, mais ce n'était pas tout à fait la même chose que de l'entendre dans la bouche de quelqu'un qui lui était totalement inconnue, en dehors de ce qu'elle avait ouïe à son sujet.

- Je ne pense pas que le moment soit tout à fait convenu pour en parler plus en détail.

- Alors quand ?

- Dès demain, lorsque ceux partis honorer les morts reviendront. Vous pourrez ainsi prendre le temps de vous reposer et de vous préparer.

Hal interrompit la conversation en arrivant avec un plat, visiblement assez content de lui. Il n'avait même pas fait attention à ce qui se disait, ce qui était un peu surprenant de sa part. Il servit copieusement tout le monde et la discussion se dirigea vers d'autres sujets, Winde prenant des nouvelles de Key ainsi que de Darance, Hal cherchant à se renseigner le plus possibles sur les différentes sculptures et tentures qu'il avait pu voir, tandis que les trois filles restaient silencieuses et pensives.

Ellie fut la première à se lever et à partir, saluant l'ensemble de la table avant de disparaître pour aller rejoindre sa chambre, bien vite suivie par Key, ainsi que par Ianna et Rivka. Les trois demoiselles se sentaient étreintes par le même sentiment d'étrangeté, vague pressentiment flou qui les guidait vers le repos de la nuit.




Installée en tailleur, sous une cascade, elle la fixe du regard, une coupe remplie de sang entre les mains. Elle la fixe et son regard la transperce de part en part. Elle n'est pas seule face à la Déesse à la présence écrasante, la Déesse imposante et puissante. Elle n'est pas seule et en même temps, elle ne fait que percevoir la présence de ces compagnes de rêve, vision éphémère.

- Je vous attends.

Elle les fixe, tour à tour, de ce regard si froid. Elle est terrible et terrifiante. Sa peau est sombre, si sombre, ses yeux sont clairs, trop clairs, trop blanc, son regard dérange, remue le coeur et le fond de l'âme. Sa chevelure d'écarlate est constellée d'étoile. Elle est majestueuse dans sa nudité sanglante.

- Ne me décevez pas. Je vous attends.