La Prêtresse Noire
Ianna posa son sac par terre, juste devant l'entrée de son immeuble. Impossible de retrouver ses clés. Elle était pourtant persuadée de les avoir rangées dans la poche intérieure de son sac de cours. Elle tendit soudainement un bruit de clé à côté d'elle et se retourna, espérant qu'un de ses voisins allait lui permettre d'entrer pour voir la concierge. Seulement, ce n'était pas l'un de ses voisins, mais un homme qu'elle n'avait jamais vu, qui agitait entre ses doigts un trousseau de clé – son trousseau de clé. Plus grand qu'elle, elle remarqua tout de suite la cicatrice qui barrait son visage, qui paraissait avoir mal été soignée. Quelque chose d'intrigant. Il était rare de voir des hommes aussi défigurés. Elle se releva, croisant les bras avec un grognement énervé. Cet énergumène lui avait pris ses clés et la narguait !

- C'est ça que tu veux ?

- Rendez-moi ça, espèce d'imbécile. Je ne savais pas que voler était une technique intéressante pour attirer l'attention de quelqu'un.

Il rit, un rire court, sec, étrange. Il rangea les clés dans sa poche et saisit Ianna par le bras. Elle tenta de se dégager, mais le regard qu'il lui lança la dissuada aussitôt de faire quoi que ce soit. Un regard froid, implacable, qui la mettait mal à l'aise.

- Il va falloir venir avec moi pour ça.

- Et si je refuse ? cracha-t-elle, cherchant comment elle pourrait se sortir de cette situation. Je ne vous connais pas. Je ne sais pas ce que vous me voulez, mais clairement, je n'ai pas beaucoup de raisons de venir avec vous, n'est-ce pas ?

- Et ces clés ?

- Allez vous faire foutre.

Il la tira vers lui, serrant de plus en plus fort son épaule. Elle avait mal, mais elle ne voulait surtout pas le laisser paraître.

- Tu vas te laisser faire.

- Oh, non, elle a raison, Chaï : va te faire foutre, gronda une voix derrière eux.

Il eu à peine le temps de réagir que Rivka avait déjà posé la lame de sa dague contre sa gorge et saisit son bras libre. Elle lui murmura quelque chose à l'oreille, quelque chose que Ianna n'arrivait pas à comprendre. Néanmoins, l'arrivée de la rousse, aussi étrange qu'elle soit, l'avait soulagée. L'homme – Chaï, avait-elle dit – la relâcha avec un grognement et jeta le trousseau de clé à terre. Rivka le repoussa et il partit, non sans lancer une imprécation incompréhensible pour l'étudiante. Elle se baissa pour prendre ses clés, mais l'autre femme fut plus rapide.

- Prend ton sac. Quel étage ?

- Troisième. Il y a un ascenseur.

- Chanceuse, à ce que je vois, fit-elle en ouvrant la porte.

Chanceuse ? Tout d'abord elle rencontrait une dingue, pour ensuite se faire agresser par quelqu'un qu'elle ne connaissait pas et se faire sauver par la première. Ce n'était pas vraiment la définition de « chanceuse », pour Ianna. Son épaule lui faisait mal, des choses étranges arrivaient ... Ce jour n'était décidément pas le sien.

Elle alla reprendre son sac, tandis que Rivka tenait la porte. Elles montèrent jusqu'au troisième, où la rousse déverrouilla la porte de l'appartement et entra. Ianna habitait un studio bien rangé et parfaitement organisé. Il n'y avait que ça et là que quelques affaires trainaient, visiblement posées là avant de partir en cours. L'étudiante posa son sac à l'entrée et commença à masser son épaule comme elle le pouvait. Rivka la stoppa et lui retira sa veste pour le faire à sa place.

- Je peux savoir qui était cet homme, au juste ?

- Qui il est ? Chaï. C'est un guerrier au service de la Reine de Ghen. Enfin, je suppose que tout cela ne te parle pas particulièrement ...

- Je ne vois absolument pas comment vous avez pu deviner cela, ironisa-t-elle. Et merci, pour l'épaule, c'est mieux, ajouta-t-elle plus doucement.

La rousse alla s'installer sur le canapé et croisa les jambes, posant ses mains sur ses cuisses.

- Je te conseille de prendre ton jeu.

- Parce que ... ? demanda Ianna et sortant des verres du placard. Je n'ai aucune raison de tirer.

- Je crois que si, au contraire.

Elle soupira et remplit les verres d'eau. Si elle était rentrée aussi précipitamment, c'était certes pour pouvoir tirer les cartes et mettre les choses au clair. Seulement, elle se refusait à obéir ou à suivre les conseils de cette étrange femme. Elle n'aimait pas tirer avec quelqu'un à ses côtés, alors quand ce même quelqu'un semblait attirer sa malchance, elle ne pouvait pas l'accepter. Rivka prit le verre qu'elle lui tendait et sourit doucement, avant de boire à petites gorgées. Elle le reposa sur la table basse et se releva, s'étirant lentement.

- Je sais bien que les évènements qui t'arrivent sont pour le moins ... rapides.

- Rapides ? J'espère que vous vous foutez de moi. Cela n'a aucun sens, voilà tout.

La rousse secoua la tête. Les choses allaient être plus difficiles que prévues, si Ianna refusait de voir la vérité en face. Et la vérité, c'est que si elle n'arrivait pas à l'amener rapidement avec elle devant le Prêtre Noir, Chaï allait devenir de plus en plus dangereux. Pour le moment, il n'était pas à l'aise avec les particularités de ce monde. Elle savait très bien que c'était pour cela qu'il ne s'était pas acharné et était parti à la première menace. Plus le temps avançait, plus il allait prendre confiance en lui, et moins elle allait pouvoir protéger efficacement Ianna si cette dernière refusait qu'elle l'accompagne.

- J'aimerai vraiment que tu tires les cartes, Ianna. S'il te plait.

- Et pour quelle raison ?

- Ce qu'elles te diront aura toujours plus d'impact que ce que je peux te révéler. Et puis, ce n'est pas comme si je ne savais pas.

L'étudiante soupira. Elle avait raison. Si elle n'aimait pas tirer en présence d'étrangers, c'était parce qu'elle ne voulait pas qu'ils sachent quoi que ce soit de ses pratiques. Cette femme était déjà au courant. Et elle était pratiquement sûre qu'elle en savait bien plus que ce qu'elle disait. Ce qui était loin de lui paraître agréable.

Elle se leva pour aller ouvrir le placard dans lequel elle rangeait toutes ses précieuses affaires magiques. Magique était peut-être un bien grand mot, mais elle tenait à chacun de ces objets, qu'elle avait patiemment réuni au long de toutes ces années. Elle en sortit une petite boîte en bois, gravée d'un arbre dont les branches et les racines s'entremêlaient en formant un cercle. Elle s'installa en tailleur devant la table basse avec un soupir.

- Est-ce que vous pouvez aller fermer les rideaux ?

Rivka ne se fit pas prier. Pendant ce temps, Ianna sortit délicatement les cartes de leur boîte se mit à les battre, les yeux fermés. Elle n'avait pas l'habitude de le faire en présence de quelqu'un – cela était légèrement perturbant. Mais elle continua, prenant son temps. Attendant l'instant où son instinct lui soufflerai de s'arrêter, de saisir les cartes et d'en tirer trois.

La rousse regarda le processus avec intérêt. Elle ne connaissait pas bien cet art. Ce n'était pas le plus répandu, chez elle : chacun favorisait la lecture de son élément, technique instinctive et aisée. Ceux qui s'intéressaient à cet art finissait par en vivre, le plus souvent, car leurs prédictions et leurs lectures des pages des Écrivaines étaient bien plus sûre et bien plus détaillée. Elle contempla Ianna battre les cartes, lentement, dans un geste calme et serein. La jeune femme finit par reposer son jeu sur la table et le coupa, avant de tirer trois cartes qu'elle posa devant elle.

Ianna regarda les cartes qu'elle venait de retourner avec surprise. Elle retourna ensuite le paquet de cartes, pour contempler la coupe, et soupira. Elle ne savait que trop bien ce que cela voulait dire. Le message était clair. Elle se voilait la face et refusait de voir la vérité. Huit épées et un bandeau couvrant ses yeux, telle était sa situation. Elle était le lion que la vierge devait dompter par la confiance. Si elle prenait la peine d'écouter le messager du maître, l'angelos qui lui avait été envoyée, alors, et alors seulement, le chemin apparaitrai, clair, menant à la sérénité et à la victoire. Les cartes ne mentaient pas. Et Rivka non plus, malgré ce qu'elle pouvait penser.

- Qui est votre maître ? Qui vous a ordonné de venir ici ?

- Le Prêtre Noir, répondit la rousse en reprenant son verre d'eau. C'est lui qui dirige notre monde, Lalhta.

- Et qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, précisément ? Tout ce que j'ai là-dedans, fit-elle en montrant d'un geste vague les cartes, c'est que vous êtes envoyée par quelqu'un qui n'est pas sourd aux ... supérieurs. Et que je dois vous faire confiance.

Qu'elle devait lui faire confiance pour pouvoir accomplir son destin, accomplir ce pour quoi elle était née. Ce qu'elle n'avait jamais réussi à savoir. C'était bien l'une des rares choses qui lui manquait, se rappela-t-elle, l'une de ces rares questions à laquelle elle n'avait jamais été capable de répondre. Elle ne savait pas pourquoi elle était là. Elle n'avait jamais compris la façon dont le destin se tordait autour d'elle, vers quoi il voulait l'amener.

Et voilà qu'aujourd'hui, une réponse apparaissait. Une réponse étrange, à l'image de celle qui l'amenait, il fallait bien le dire.

Elle prit son verre pour boire. Elle avait la gorge sèche. Ce genre de révélation ne la mettait pas vraiment à l'aise et c'était compréhensible. Elle ne s'attendait pas à ce qu'elle apprenne tout cela de cette façon, accompagnée de tant de déni et ... La recontre avec le fameux Chaï lui revint en tête. Tant de déni et tant de violence. Elle ne savait pas quoi en penser.

- Les Écrivaines t'ont choisie. J'ai été mise sur ta piste car tu dois être la prochaine Prêtresse Noire. C'est toi qui doit succéder à notre maître actuel.

Ianna se mit à tousser. Elle avait avalé de travers sous le coup de la surprise. Rivka tapota légèrement son dos avec un sourire gêné. L'étudiante releva les yeux vers elle, bouche bée, et cilla. Elle avait l'air sérieuse, bien trop sérieuse. Tout ceci ne pouvait être qu'une blague. Une très mauvaise blague.



Il fait noir. La salle est surchauffée. Plusieurs braseros brûlent et dévorent le bois qui les nourrit. Et pourtant, malgré le feu, il est difficile de voir quelque chose. Les ombres se détachent sur les murs, engloutissant tout ce qui passe à leur portée. Devant elle se dresse un trône. Sur ce trône, une femme au visage voilé, un livre ouvert sur ses genoux et une plume posée par dessus. Elle tente de s'approcher, faisant résonner ses pas à travers la salle, et la voit lever son index vers sa bouche, lui sommant de ne plus faire de bruit. Elle s'arrête.

Il n'y a que les ténèbres et le feu, le feu qui brûle et la chaleur qui étouffe.

Il n'y a que les ombres.

Et elle disparaît, dans le silence le plus complet.