La Prêtresse Noire
- J'aimerai parfois comprendre ce qui te passe par la tête !

- Des souvenirs ... des ... mots ... des images ...

Elle hoquète, retient vainement des larmes qui cherchent à s'enfuir, à apaiser la douleur et la peine. Elle tend la main vers le miroir, vers le visage qui lui est sympathique, vers le seul qui cherche ... qui cherche ...

- Dahlie, tu ne peux pas continuer comme ça.

- Je sais bien, Darance ... Mais crois-tu que j'ai vraiment le choix ? Je suis maudite par la mémoire de ceux passés avant moi ... et ... par ...

Elle baisse la tête. Entend à peine ce qu'il lui dit.

La mémoire est une malédiction.

~o~

Darance tira une chaise vers lui et s'assit en regardant ses mains. Il secoua la tête, l'air agacé. Les Gardes qui avaient accompagnés Sessh avaient résisté. Ils avaient bien tenté de mettre leur plan à exécution. Et maintenant, ils se retrouvaient là, tous, les armes sanglantes, et ses mains couvertes d'éraflures et d'écarlate commençant à sécher sur sa peau. Ils avaient eu de la chance, il le savait. Il n'y avait qu'un seul blessé grave. Les autres ... Les autres, tout irait bien. Le temps allait faire son affaire.

Nadhi tentait de sourire en amenant à chacun de quoi nettoyer ses plaies et de quoi boire, mais il pouvait la voir encore trembler légèrement. Hal l'aidait du mieux qu'il pouvait. Personne n'avait daigné leur expliquer pourquoi ils avaient tous été levés précipitamment, pourquoi ils n'avaient pas vu celui qui avait été la menace principale. Key s'était assis contre le mur, près de la cuisine, et s'était enfermé dans son silence, évitant le plus possible le regard de Chaï.

- Il faudra bien le dire, à un moment.

- Il n'y a rien à dire, murmura le jeune homme. C'est un passé que je ...

- C'est ton passé.

Il gémit en prenant sa tête entre ses mains, désespéré. C'était son passé, ce passé qu'il aurait tant et tant voulu oublier, anéantir. Mais sa mémoire ne le laissait pas faire et cela l'empoisonnait peu à peu. Il n'aurait jamais du ... Il était obligé. Il avait été obligé de renvoyer Sessh. Ils n'auraient jamais pu se battre correctement contre les autres Gardes autrement.

- Tu préfères que je leur annonce ? Très bien !

- Non !

- Tu es un lâche, alors. Et si c'est le cas, même ta mère vaut mieux que toi.

Ses poings s'abattirent sur la table en bois et il se releva pour faire face au guerrier, qui le fixa sans un mot, affrontant sa colère avec calme. Lui, plus lâche que sa mère ? Celle qui ... Celle qui ...

Daran s'avança entre eux en secouant la tête. Il se tourna vers Key, avant de regarder Chaï.

- Êtes vous bien sûr que ce soit réellement le moment, vous deux ?

- Pour quelqu'un qui veut savoir la vérité, vous n'êtes pas très curieux, dis donc, fit Chaï.

- Je ne crois pas que vos révélations concernent toutes les personnes présentes.

Le membre du Lys posa une main sur l'épaule de Key, le forçant avec douceur à se rasseoir. Le guerrier sourit en voyant la scène et partit vers Ira, dont la blessure au bras était en train d'être soignée par Hal.

- Tu n'aurais pas du.

- Je fais ce que je ...

- La patience n'est réellement pas ton point fort, Chaï, soupira-t-il. Des fois, je me demande si tu comprends ce que je t'apprends.

Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Chaï. Ils avaient raison, tous les deux. Ce n'était pas le moment et pourtant, il n'avait pas la patience d'attendre.

- Attendez au moins que le groupe soit au complet si vous avez quelque chose à nous dire, marmonna Hal.

- Où est la future Prêtresse, d'ailleurs ? Des nouvelles ?

- Non, donc ... elles doivent être toujours au temple.

Il hocha la tête. Le temple était, au moins, un endroit sûr, pour le moment. Ianna et les autres ne craignaient rien, probablement. L'escorte et elle allaient bientôt pouvoir reprendre la suite du pèlerinage, malgré les complications qu'ils venaient de rencontrer. Il fallait espérer qu'ils n'auraient pas d'autres mauvaises surprises de ce genre.

- Je m'inquiète aussi de savoir comment il va être possible de faire la cérémonie de la White Orchid, soupira Hal. Il faudrait repartir assez vite d'ici.

- La ... cérémonie ?

Le mage lui expliqua rapidement le but du rituel d'acceptation : honorer les Dieux et recevoir Leur bénédiction pour la suite du chemin. C'était une étape extrêmement importante pour chacun des Ordres. Et cela était tout aussi important pour l'escorte et la future Prêtresse : c'était une confirmation du choix des Dieux et de leur bénédiction, de leur acceptation du groupe.

- Si je comprends bien, il faut que vous retourniez au temple de la White Orchid ?

- C'est cela, oui. Mais ...

Le mage jeta un coup d'oeil vers Nahdi, qui servait des assiettes remplies de ragout à certains hommes de la Rosa Cruz. Elle n'était pas dans une situation acceptable à ses yeux : encore sous le choc de ce qui venait de lui arriver, elle ne pouvait pas continuer à tenir seule son auberge. Mais que pouvait-il y faire, très sincèrement ? Et puis, il y avait aussi le problème de Chaï et Ira. Les deux hommes n'étaient probablement pas prévus à l'origine dans le récit des Écrivaines, mais il avait l'intuition que cela n'allait pas les empêcher de se lier à eux bien plus sûrement que ce qui pouvait être prévu.

- Mais tu ne veux pas laisser la jolie demoiselle toute seule et sans défense.

- Sans vous offenser, vu la violence des Gardes qui accompagnaient Sessh ... et vu ... la violence de Sessh ...

- Tu crois qu'elle est en danger.

- C'est le cas, et vous ne me contredisez pas.

Chaï tira une chaise et se laissa tomber dessus, avant de demander à l'aubergiste si elle pouvait amener des assiettes. Elle hocha la tête et partit vers la cuisine, toujours suivie par le regard de Hal.

- Tu ferais bien, parfois, de garder tes remarques pour toi, Chaï, fit Ira en secouant la tête.

- Si l'on ne m'écoutait pas, peut-être bien. Mais il n'a pas tord, je ne vais pas le contredire, n'est-ce pas ? Ce serait contraire à ce que tu tentes de m'enseigner, à ce que je sache.

Il leva les yeux au ciel. Chaï savait bien comment tourner les discussions à son avantage, parfois, surtout si cela pouvait lui permettre de se moquer en toute amitié de son compagnon de route. Nahdi arriva avec le ragoût et leur servit à chacun une assiette, s'enquérant de l'état de la blessure d'Ira, qui la rassura. Elle sourit doucement et repartit aussitôt.

- Dis moi, mon cher ...

- Je n'aime pas quand tu commences à m'appeler "mon cher", Chaï.

Hal les observait en commençant son plat. Les deux hommes avaient une relation particulière : ils se faisaient confiance depuis des années, voyageaient régulièrement ensembles et Ira avait, semble-t-il, amené l'ancien Garde à concevoir autrement la vie ... mais aussi ce que signifiait réellement le combat et la volonté de paix. Et l'un et l'autre se connaissaient si bien que parfois, ils semblaient penser la même chose, au même instant, et le savaient parfaitement. Il les avait vu se battre. Il les avait vu, capable de se protéger mutuellement et d'attaquer ensembles sans le moindre effort, et il trouvait cela fascinant.

- Elle ne cacherai pas quelque chose la jeune demoiselle ?

- Je ne crois pas. Il faudrait encore qu'elle en soit consciente pour le cacher, n'est pas ? commenta Ira avec un sourire amusé.

- Vous vous doutez que ce genre de ... particularités ... ne nous a pas échappé non plus, commenta Darance en se rapprochant d'eux.

Le maître de la Rosa Cruz indiqua à Hal un de ses camarades nécessitant encore des soins. Le mage lui laissa sa chaise sans protester et Darance s'installa confortablement, croisant les jambes.

- Et vous la laissez tranquille comme ça ?

- Qu'est-ce que vous voulez que nous fassions, Chaï ? Qu'on l'attache, la traine par terre, l'enferme dans une cellule et qu'on ricane bêtement ?

- Je ... euh ... ne pensais pas tout à fait à ...

Il se mit à rire doucement, sous le regard surpris de Chaï. Il ne s'était pas attendu à ça, pas de la part d'un des Maîtres d'Ordre, qui paraissaient tous si ... sérieux ? Si impliqués dans leur travail ? Ou, plutôt, du genre particulièrement rigide et sans humour.

Ira haussa les épaules et préféra se concentrer sur le ragout qui refroidissait.

- Elle a préféré rester ici pour s'occuper de l'auberge. Elle l'a hérité de sa famille, vous savez. Plutôt pas mal tenu, n'est-ce pas ?

- Donc ... elle est au courant ? demanda Ira entre deux bouchées. On ne croirait pas, comme ça.

Darance sourit en s'adossant contre la chaise, les bras croisés. Nahdi ressortit à nouveau de la cuisine, leur lança un coup d'œil intrigué puis se dirigea vers Hal, qui nettoyait les plaies d'un de ses camarades. Ils allaient devoir bientôt repartir en la laissant seule.

- Elle préfère l'ignorer.

- ... comme je la comprends, soupira Chaï.

Les deux autres hommes lui lancèrent un coup d'œil, mais il secoua la tête, ne désirant pas en parler plus. Ce genre de « talent » n'était qu'une malédiction supplémentaire. Il ferma les yeux. Autour d'eux, les membres de la Rosa Cruz s'agitaient, aidaient à ranger la salle principale de l'auberge après avoir enfin pu se restaurer. Lui et elle étaient faits du même bois. Ce bois pourri ignoré des Écrivaines ... S'il avait eu la sagesse de faire comme elle, il aurait peut-être mieux vécu.

L'aubergiste revint vers eux, accompagnée par Hal avec qui elle venait de discuter à voix basse. Elle n'était pas sûre d'elle. Prenait-elle la bonne décision ? Le mage ne pouvait rien pour elle, elle le savait. Elle devait choisir en son âme et conscience. Les hommes de Darance allaient repartir pour le désert. L'escorte de Ianna allait la rejoindre. Et Chaï et Ira ... Elle ne savait pas. Ils étaient peut-être comme elle. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale.

Tout changer, sur un coup de tête. Tout changer, comme ça, sans regarder en arrière. Elle ne savait pas si elle en était capable.

Elle ne se sentait plus en sécurité dans cette auberge, là où elle avait toujours vécu. Elle avait grandi entre ces quatre murs. Sa famille avait travaillé d'arrache-pied pour pouvoir bâtir ce qui faisait leur richesse.

- Quand partez-vous ?

Ils se regardèrent. Ils pouvaient toucher du doigt la détresse inexprimée qui se dressait devant eux. Nahdi, les bras croisés. Hal, dont la main effleurait son épaule d'un geste doux. Un instant suspendu, où se formait lentement les mots du Destin.

- Demain matin, probablement.

- Alors je partirai avec vous.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Darance, tandis qu'Ira haussait les épaules et que Chaï la contemplait, troublé.

- Pourquoi ?

- Je ne suis pas de l'escorte. Je vis en dehors des lignes.

- Et qu'est-ce qui vous fait croire que ... ?

- Nous sommes des reflets abandonnés. Ailleurs. Et présents, pourtant. Je sais que vous allez les accompagner. Je sais aussi que je ne peux pas me permettre de leur demander.

Ira se leva pour disparaître dans la cuisine. Le guerrier resta seul pour affronter le doute qui s'emparait de lui. Pouvait-il la laisser faire ? Elle était forte. Elle ne le percevait peut-être pas, mais elle l'était. Elle ne pouvait pas affronter les horreurs de la bataille comme elle n'avait pas pu affronter Shess. Et pourtant ... Il y avait cette aura autour d'elle, ce frémissement imperceptible.

Sa liberté d'agir comme elle le désirait, insoumise à Celles qui dirigeaient.

- Je suppose que je n'ai pas vraiment le choix.

- Vous avez toujours le choix, contrairement aux autres.