La Prêtresse Noire
Ianna se releva brutalement de son lit, le souffle court, en sueur. Une vision et un rêve, pour un laps de temps aussi court ? Cela relevait du délire pur ! Les images étaient si ... vivantes, si puissantes. Elles s'étaient imprimées dans son esprit. Elle jeta un coup d'œil à son réveil-matin. 5h36. Elle pouvait oublier le sommeil, elle était incapable de se rendormir.

Seulement, elle avait oublié que Rivka dormait avec elle. Avec elle était un bien grand mot : elle s'était installée par terre, près du lit. En se levant, la jeune femme l'avait bousculée et réveillée. La rousse grommela quelque chose d'incompréhensible en ouvrant les yeux, avant de s'asseoir en cillant légèrement.

- Café ?

Un grognement vaguement affirmatif lui répondit. Ianna lança la cafetière en observant la rousse. Elle n'était visiblement pas du matin. Elle flottait dans le t-shirt que lui avait prêté l'étudiante, un de ces hauts râpés à la couleur indéfinissable, peut être gris ou beige. Ce n'était d'ailleurs pas qu'elle était particulièrement mince, ou Ianna particulièrement épaisse, simplement que cette dernière avait acheté une quantité de hauts trop grands pour pouvoir dormir.

- J'ai fait un rêve, cette nuit.

Elle ne savait même pas pourquoi elle disait cela. Certes, il avait été vivace, comme sa vision. Mais en quoi cela pouvait-il intéresser la rousse ? Pourtant, elle avait visiblement capté son attention. Elle se releva aussitôt et s'approcha, avant de tirer vers elle une chaise sur laquelle s'écruler.

- Dis-moi tout, fit-elle d'une voix un peu pâteuse.

Et elle lui dit tout. Les ténèbres, le feu, la chaleur et surtout, cette étrange femme voilée. A cette mention, Rivka haussa les sourcils, très surprise.

- Elle est venue te voir ?

- Elle qui ? Si vous pouviez être ...

- Tutoie moi. Et elle, c'est Tidinni, « Celle qui écrit le Futur ».

Ianna ouvrit le frigo et s'accroupit pour pouvoir en sortir de quoi petit-déjeuner, tout en écoutant Rivka. Elle lui avait un peu parlé de la situation de son monde la veille. Il était difficile pour elle de croire à celui, tout de même, mais après ce qui lui était arrivé, elle se devait bien au moins de l'écouter. De ce qu'elle lui expliquait, Tidinni était la troisième membre d'une triade divine nommée les Écrivaines. Les deux autres se nommaient Losti, « Celle qui connait le passé » et Zhamad, « Celle qui conte le présent ». Elles étaient celles qui déterminaient les grandes trames de leur monde, qui en écrivaient l'histoire et en décrivait l'atmosphère. Elles étaient les auteurs de leur destin. L'étudiante posa sur la table la plaquette de beurre et de la confiture, ainsi qu'un morceau de pain, dont Rivka se saisit aussitôt et qu'elle coupa en deux.

- Ce que je veux dire, c'est que tu n'as pas vu n'importe qui. Si elle est venue te visiter ...

- Elle n'a rien fait.

- Elle est venue. Cela a son importance, répliqua la rousse en tartinant généreusement son morceau de pain. Imagine qu'une des incarnations du Destin t'apparaisse dans un rêve similaire. Tu ne te demanderai pas pourquoi ?

- Si, certes, mais ...

- Mais quoi ?

- Cela ne ... Oh, laissez tomber. Je crois que je connais déjà le laïus.

Rivka haussa les épaules et engloutit son petit-déjeuner. Et si Ianna connaissait le laïus, elle connaissait aussi l'étrange sentiment qui la prenait depuis qu'elle avait compris qui était cette femme voilée. Elle l'avait déjà vue, maintenant, elle s'en souvenait. Les brumes qui se posaient sur les rêves s'écartaient facilement quand il était temps qu'ils se rappellent aux bons souvenirs de quelqu'un.

Le bruit de la cafetière la fit sursauter. Elle se leva pour sortir deux tasses avec un soupir.

- Vous savez que ...

- Je t'ai dit de me tutoyer.

- Oui, bon. Tu sais que j'ai cours, aujourd'hui, n'est-ce pas ?

- Et avec ce qui s'est passé hier, tu comptes quand même y aller ? Je veux dire, je ne parle pas uniquement de tes visions, du tirage, de notre discussion, mais aussi de Chaï. Tu crois vraiment que c'est prudent ?

A l'évidence et avec ces affirmations, cela ne paraissait effectivement pas très intelligent. Mais Ianna renâclait à l'idée de ne pas pouvoir continuer à faire comme si de rien n'était, malgré tout. Elle servit le café et se réinstalla sur sa chaise, non sans se demander ce qu'elle allait bien pouvoir faire. Tout cela pouvait attendre un peu. Elle leva sa tasse, fermant les yeux, cherchant à apaiser son esprit.

- Et puis il va bientôt falloir partir.

La tasse tomba de ses mains et s'éclata sur la table, répandant son contenu brûlant. Elle se releva, un peu précipitamment, pour pouvoir éponger les dégâts. Partir ? Quelle drôle d'idée. Pour ...

- Je suis désolée, Ianna.

- Je ne ...

- Rassied-toi, je m'en occupe.

Elle cligna des yeux. Il y avait quelque chose de trop bouleversant dans ces mots. Quelque chose de dérangeant. Partir, c'était trop définitif, trop ... Elle n'arrivait pas à comprendre. Et elle ne le voulait pas. Elle n'avait peut-être pas grand-chose à perdre, ici, c'est vrai. Elle n'avait pas une vie si passionnante, elle n'avait pas grand-monde autour d'elle : seulement, elle y tenait. Elle ne voulait pas tout perdre. Partir signifiait cela : tout perdre, se lancer dans l'inconnu, et pour quoi ? Quelque chose qu'elle ne connaissait pas, un monde dont elle ne pouvait même pas s'assurer de l'existence ? Qu'est-ce que c'était que cela, à côté de la perte et de la douleur de cette absence ?

Rivka mit les restes de la malheureuse tasse brisée à la poubelle et se saisit de l'éponge pour nettoyer la table. Elle ne s'était pas attendue à une telle réaction. Le temps pressait, la lune noire approchait et si elles rataient cet instant, il allait falloir composer avec Chaï pendant tout un cycle lunaire, ce qui lui faisait extrêmement peur. Elle ne pouvait pas affronter l'homme ici. Elle avait reçu l'interdiction claire d'utiliser ses pouvoirs, et elle ne le ferait sous aucun prétexte. Elle ne pouvait pas attendre.

- Ianna ?

- Je .. Je ne veux pas entendre parler de ça.

- Ianna, s'il te plait, écoute moi. Je sais que c'est dur. Je sais que je te demande de quitter un monde où tu as tes repères pour un monde que tu ne connais même pas et dont tu te fiches complètement, même. Je veux dire ... Je comprends.

L'étudiante ne put s'empêcher de rire, un rire un peu rauque et sec dans lequel on pouvait entendre des larmes. Un rire à briser le cœur. Rivka essora l'éponge dans l'évier, avant de se retourner vers elle, toujours assise, le regard perdu.

- Je sais, ça paraît stupide à dire. Seulement, ma vie se résume à voyager de monde en monde sur les ordres des Écrivaines. Je n'ai plus de famille, je n'ai pas d'attache, je n'ai qu'un maître et un destin.

Elle poussa sa tasse de café vers Ianna, qui la prit dans un geste quasi automatique. Seulement, elle voyait qu'elle avait réussi à capter son attention. Une lueur dans le regard. Quelque chose qui voulait dire qu'elle l'avait intriguée, qu'elle l'avait touchée, et cela lui fit étrangement plaisir de savoir que, oui, la jeune femme s'intéressait aussi un peu à elle.

- Est-ce que tu crois que perdre tout ce qui m'a été précieux a été facile ? Non. Évidemment. J'en ai souffert. Tout ce que je sais, c'est que l'on m'a mise sur le chemin. Et j'ai avancé.

Elle tira la chaise vers elle et s'installa en face de Ianna. Elle avait avancé, oui, et elle savait pourtant que son dernier voyage entre les mondes se situait ici, à cet instant, aux côtés de la future Prêtresse.

- Un jour, demain ou dans cent ans, je sais que je serais récompensée. C'est tout ce que je sais.

- Et tu te soumets ?

- On se soumet tous au Destin. Qu'on le veuille ou non.

- Et si je refuse de venir, hein ? gronda l'étudiante. Que se passera-t-il ?

- Je ne sais pas. Nous mourrons, peut être, pour avoir échoué.

Elle sourit, d'un de ces sourires qui se teintent de tristesse parce qu'il n'existe plus d'autre moyen de l'exprimer. Elle souriait parce qu'elle n'avait pas d'autre moyen de dire ce qu'elle ressentait et Ianna le comprit. Pour Rivka, accomplir son destin représentait l'achèvement de son existence. Elle était née parce qu'elle avait un destin, elle devait l'accepter, le comprendre et le vivre pleinement. Ne pas honorer son destin signifiait échouer.

Échouer signifiait mourir.

Elle ne savait pas si les choses se passaient ainsi à Lalhta, si les gens mourraient vraiment de ne pas accomplir ce qu'ils devaient faire. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'on lui demandait un sacrifice bien grand pour un monde inconnu.




- Est-ce que tu sais ce que cela veut dire ?

- « Stop » ? Non, j'ai oublié la signification de ce mot il y a longtemps.

- Tu devrais l'apprendre, il pourrait t'être utile, Leichnam.

- Pas avec toi. Parce que toi non plus, tu ne sais pas ce qu'il veut dire.

- Taisez-vous, vous deux ! Vos querelles d'amants qui se sont séparés tragiquement, j'en ai plus que soupé ! Ce n'est pas le sujet !

- Ça va, Darance, calme toi. Et dis nous ce que tu as trouvé.


La décision avait été étrangement facile à prendre, après avoir demandé à Rivka de la laisser méditer un moment sur la question. Elle avait repris son tarot, s'était installée dans le noir et avait tiré après avoir longuement pris le temps de réfléchir à tout ce qui lui arrivait. Tout se jouait entre son monde d'inaction et de froideur et le sentiment aigu qui la taraudait, qui lui soufflait de partir, de tout abandonner. Disparaître à jamais, sans revenir en arrière. C'était extrême, elle en avait conscience. Alors elle avait pris le temps.

Quand Rivka était revenue avec son sac et ses affaires, bien plus tard, en milieu d'après-midi, elle savait ce qu'elle devait faire. Elle avait d'ailleurs commencé à réunir tout ce qu'elle devait emporter avec elle, ce qui ne pouvait pas la quitter. Elle devait partir. C'était ainsi que les choses étaient écrites. Elle avait pris soin de prendre ses dispositions, d'écrire à ses parents. L'impression était étrange. Elle n'allait plus jamais revenir et était persuadée que la nostalgie la prendrai au cœur, un jour ou l'autre. Mais enfin. La décision était prise et elle se sentait soulagée. Elle avait réuni ces précieux outils, son tarot, son journal, des livres et quelques vêtements. Presque rien. Sa vie se résumait à cela. A des affaires jetées en vrac dans un sac. C'était mieux ainsi.

- Il va falloir attendre ce soir pour que je puisse ouvrir le portail. Il n'y a pas assez d'ombres, ici, pour que je m'en occupe.

Ianna hocha la tête. Le départ était proche.