La Prêtresse Noire
La chambre était un peu moins cossue que celle de l'auberge de Nahdi, mais cela n'avait aucune importance pour les deux femmes. Ianna s'assit sur le lit, en profitant pour retirer ses chaussures. Elle avait mal aux jambes et elle sentait bien que les choses n'allaient pas s'améliorer. Rivka fit de même avec un soupir de soulagement certain.

- Je peux savoir pourquoi tu ...

- Si tu veux parler de ma réaction en apprenant les ordres du Prêtre, je n'ai pas envie d'en parler, fit-elle.

Ianna leva les mains en signe de défaite, comprenant tout de suite au ton acide qu'elle n'avait certainement pas intérêt à en demander plus. Elle savait bien quand il fallait s'arrêter. Par contre, il y avait une discussion que Rivka n'allait pas pouvoir éviter, mauvaise humeur ou non : elle lui avait promis des explications et elle les obtiendrait. Elle n'aimait pas que les gens en lesquels elle avait confiance cachent des choses après avoir promis de tout expliquer, et elle comptait bien en savoir plus.

- Et pour ce que tu m'as dit ce matin ?

- De quoi veux-tu parler ? demanda-t-elle en retour, en prenant soin de délacer son corset de cuir.

- Tu m'as dit que tu me parlerais plus longuement de ce "nous" que tu as évoqué lorsque tu me disais que "vous" ne ressentiez pas les températures.

- Je n'ai ...

- Tu as promis, l'interrompit-elle. Et je veux savoir.

Rivka soupira en reposant son haut sur le lit, se retrouvant torse nu, la poitrine simplement bandée pour être mieux soutenue. Elle n'avait aucune envie d'évoquer ceci, surtout après ce qu'elle avait pu entendre sur les siens lors de son court, mais finalement assez instructif voyage sur Terre. Elle ne pouvait pas supporter l'idée que Ianna la considère comme un tel monstre pendant toute la durée du pèlerinage.

- Tu ne veux vraiment pas savoir, je t'assure, tenta-t-elle de négocier, sans réelle conviction.

- Au contraire.

Elle soupira. Ianna était de plus en plus intriguée par ses réactions. Elle ne voyait pas ce qui pouvait être si difficile à avouer. Après tout, même si elle ne la connaissait que depuis peu - trois jours, ce n'était rien, et pourtant elle avait l'impression de fréquenter la rousse depuis bien plus longtemps que cela -, elle n'avait pas d'intérêt particulier à la rejeter pour une raison qui était probablement triviale à ses propres yeux.

- Je suis une élémentaire d'ombre. Une démone. Voilà. C'est tout. Seulement ...

Ianna ne pu s'empêcher de sourire, un peu amusée. La mine désespérée de Rivka était tellement ... exagérée. C'était donc cela qu'elle craignait ? Ce n'était ... que cela ? Elle s'était attendu à quelque chose de bien plus grave, de bien plus ... impressionnant. Oh, si, c'était impressionnant. Seulement, après avoir fréquenté la rousse, elle ne voyait pas en quoi celle-ci pouvait avoir imaginé qu'elle allait la voir comme un monstre.

- Je sais ce ...

- Rivka, arrête de t'en faire, s'il te plait. Je veux bien que là d'où je viens, les démons ont la pire réputation qui soit, et encore, quand les gens croient en eux, mais ...

- Mais quoi ? Je suis un ...

- Laisse-moi finir mes phrases au lieu de m'interrompre, s'il te plait. Je voulais dire que même après trois jours à tes côtés, je ne peux quand même pas t'imaginer en train de soudainement m'agresser pour une raison aussi futile que « tu es une démone ». Surtout après que tu m'aies sauvé la vie. Franchement, tu pensais vraiment que j'allais m'arrêter à ça ?

- Je ne sais pas. Je ... Je n'ai pas envie que tu ...

- Écoute moi bien. J'ai compris qu'entre ici et mon ancien monde, il y a d'énormes différences. Ta race s'appelle "démon" ? Bien. Tu me dis que vous êtes des élémentaires d'ombre ? Parfait. Je te crois. Je n'ai pas besoin de plus.

La rousse cligna des yeux, surprise. Elle qui s'était véritablement inquiétée à ce sujet, ce n'était finalement ... rien ? Que cela ? Une histoire de nom à laquelle la jeune femme n'accordait, finalement, que peu d'importance. Elle qui avait cru que les noms avaient de l'importance et elle s'était lourdement trompée.

Ianna s'allongea sur le côté, laisser tomber ses bras à côté du lit et suivant du regard Rivka, qui s'était relevée pour finir de se préparer avant de dormir. Elle n'avait même pas le courage de se déshabiller, tant elle était fatiguée. Il fallut que la rousse lui lance son pyjama à la figure pour qu'elle se décide enfin à se relever et à se changer, avant de pouvoir s'écrouler dans un sommeil bien mérité.




Elle se sent comme en apesanteur. Ses gestes sont lents, si lents, comme au ralenti, et pourtant elle sait qu'elle bouge aussi vite qu'elle le peu. Autour d'elle, elles sont cinq, fines et légères comme l'air, à rire et à jouer. Elle veut comprendre. Elle n'arrive pas à savoir ce qu'il y a d'amusant, elle n'arrive pas à comprendre, elle n'arrive pas, elle n'arrive pas, et plus elle tente de se libérer de ces mouvements si lents et écrasants, moins elle arrive à se mouvoir aisément.

Elles sont cinq et elles s'approchent, murmurant, surprise de la voir ici. Elles sont cinq et elles l'entourent, curieuse comme des enfants.

Elles sont cinq et pourtant, même si elle sait cela, même si elle les voit se rapprocher, elle n'arrive pas à distinguer leurs visages, elle perçoit à peine le murmure de leurs voix cristallines.

- N'oublie pas que tu nous as déjà rencontrées. N'oublie pas et appelle-nous, toi qui a perdu tes souvenirs.




Rivka eu bien du mal à réveiller Ianna, le lendemain matin. La jeune femme avait fini par se relever en grommelant et en se massant les tempes, visiblement perturbée par quelque chose. La démone n'avait pas réussi à obtenir plus qu'un simple "rêve stupide" pour toute réponse et avait finalement décidé de lui redemander quand elle serait d'un peu meilleure humeur. Un bon repas allait certainement aider.

Une fois qu'elles furent habillées et que leurs affaires furent prêtes, elles descendirent rejoindre l'escorte. Daran avait déjà amené tous les sacs en bas, ainsi que quelques provisions pour leur repas du midi, et il vérifiait avec Key qu'ils n'oubliaient rien. Ellie était assise, lisant par-dessus l'épaule de Hal qui était plongé dans ce qui semblait être un carnet de note à la couverture en cuir. Dès qu'elle les aperçut, elle bondit sur ses pieds en levant haut la main pour les saluer, ce qui attira l'attention de l'aubergiste.

- Vous voulez manger quelque chose avant de partir ? Je vois que vous êtes prêts, mais ...

- Allez-y, servez leur quelque chose à tous. Je ne prendrai rien, fit Hal.

L'homme prit note, et se retourna. Ellie décida qu'il était temps d'intervenir et couru jusqu'à lui avec un grand sourire.

- Au contraire, mettez lui quelque chose, intervint la plus jeune en accompagnant l'aubergiste jusque dans la cuisine. Je m'occupe de lui, il mangera. Daran vous a déjà payé ?

Ianna regardait le spectacle, un peu surprise. Visiblement, les quatre membres de l'escorte se connaissaient déjà depuis un moment, où ils avaient rapidement sympathisé, mais c'était tout de même surprenant à voir pour elle, qui n'avait pas l'habitude des groupes très solidaires. Elle allait s'asseoir à côté du mage et Rivka fit de même, résistant visiblement à l'envie de jeter un coup d'oeil à ce qu'il était en train de lire.

Ils se retrouvèrent bientôt tous les six autour de la table, devant une tranche de pain épaisse accompagnée de fromage et de lait. Cette fois-ci, Ellie s'était installée sur les genoux de Hal, et avait fini par réussir à le convaincre d'avaler quelque chose, à grands coups de regards suppliants auxquels il ne résistait visiblement pas. Key tenta de discuter avec Ianna, mais celle-ci, mal à l'aise, eu du mal à réellement s'impliquer et il n'insista pas. Après avoir fini leur repas, les deux jeunes femmes se levèrent, suivies par le reste du groupe.

Le pèlerinage débuta réellement au moment où ils franchirent la porte de l'auberge, sous le soleil chaleureux Kays. La première étape du voyage était courte : une journée de marche jusqu'au prochain village, où ils allaient pouvoir se reposer. Ce premier jour fut marqué par un silence pesant. Parfois, l'un ou l'autre commençait à parler, cherchant à mieux comprendre qui était celle qu'ils allaient devoir protéger pendant plusieurs mois, mais elle ne répondait que part de courtes phrases, sans jamais s'expliquer vraiment. Même Rivka n'arriva pas à la faire parler plus. Elle avait préféré se plonger dans ses pensées. La veille, elle avait parlé pendant presque tout le chemin avec la rousse, pour pouvoir oublier toutes ces idées noires qui ne cessaient d'envahir son esprit. Elle avait peur. Peur de ce qui pouvait lui arriver, peur de ses propres décisions. Elle savait qu'elle avait pris la bonne décision, il n'y avait pas de doute, seulement elle regrettait. Elle devait s'habituer à cette nouvelle situation et elle n'était pas sûre d'en avoir la force. Et puis, il y avait ce rêve, auquel elle ne cessait de repenser. Elle voulait savoir ce qu'il signifiait. Elle voulait comprendre pourquoi, retrouver les visages de ces êtres étranges qui étaient venus la voir. Et plus elle réfléchissait, moins elle trouvait de réponses, sans jamais pouvoir retrouver le souvenir qui lui permettrait de comprendre. Cela la rendait encore plus silencieuse, ne répondant même pas aux quelques questions qui lui étaient posées.

Il fallut que Rivka attende qu'elles se retrouvent seules, le soir, dans la chambre de l'auberge, pour enfin pouvoir lui parler. Ianna ne se sentait pas bien, stressée à l'idée de ce qui l'attendait, stressée par ses rêves, par ce qu'elle découvrait. Elle finit par tout lui dire, par lui parler de ce qu'elle ressentait, de ce qu'elle craignait. La démone sentait bien qu'elle avait la chance d'avoir la confiance de la jeune femme, et que celle-ci était soulagée de pouvoir discuter de ce qui la rongeait et de ce qui tournait sans cesse dans son esprit sans avoir autour d'elle les autres personnes du groupe, avec qui elle n'était pas à l'aise.

- Ce que je veux dire, Ianna, c'est que ...

- Je sais bien, je ... j'ai fait le bon choix par rapport à ce qui est écrit, par rapport à Lalhta, mais ... Comprends moi, s'il te plait, Rivka, fit-elle d'une voix tremblante. Je sais que j'ai pris la décision de partir et que j'ai du ... faire mes adieux à mon ... à mon monde. A là d'où je viens. Je ...

- Tu commences seulement à réaliser ce que cela veut dire ?

Elle vit la jeune femme déglutir et se frotter les yeux à l'aide de la manche de sa veste. Elle se retenait difficilement d'éclater en sanglot, trop choquée par tout ce qu'elle avait eu à vivre ces derniers jours. Elle prenait seulement conscience de ce qu'elle vivait, et il était tout à fait normal qu'elle éprouve des difficultés à s'y habituer. Tout cela était trop récent, trop neuf pour elle. Rivka s'assit à côté d'elle et la prit dans ses bras, doucement, cherchant à l'apaiser par sa présence.

- C'est ... tu veux en parler avec le Prêtre ? Il sera ...

Ianna secoua négativement la tête, restant contre la démone. Elle tremblait légèrement. Un peu plus et elle allait fondre en larmes contre elle. Ce n'était pas important. Au contraire, si cela pouvait, un instant, lui permettre de retrouver un peu de sérénité, elle était toute prête à garder contre elle la jeune femme en pleurs. Elle aurait bien sûr préféré que les choses se passent plus simplement, que les choses soient moins difficiles pour elle. Ce n'était, malheureusement, pas possible et elle le savait. La souffrance était une épreuve que les Écrivaines imposaient sur les routes de chacun.

- Tu crois ... tu crois que je m'habituerai ? Je veux ... enfin ... Je n'ai rien contre ... ici, mais ...

- Je crois que tu en es capable, Ianna. Tu es capable de comprendre les messages des esprits, de les voir, de les entendre. Tu es plus forte que tu ne le penses, lui murmura-t-elle doucement. Tu peux pleurer. Ce n'est pas une faiblesse.

Elle soupira, le souffle un peu tremblant. Elle avait fait en sorte de garder son calme toute l'après-midi, elle avait tenté de conserver une expression neutre, malgré toutes les pensées noires qui ne cessaient d'envahir son esprit. Elle n'en pouvait plus, elle se sentait fatiguée, faible. Elle ne se sentait pas prête et pourtant, tout avait commencé, elle le savait bien. A l'instant où elle avait rencontré Rivka, tout avait été décidé. Tout s'était enchainé, parfaitement, sous la plume de celle qui contait le présent. Ce n'était que maintenant qu'elle en prenait conscience.

Et les larmes se mirent à couler.